Matthieu Tordeur : "La force d'un rêve peut transcender..."

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 28 mai 2019

Il a 27 ans et n’est rien d’autre que le plus jeune membre de la Société des Explorateurs Français. Il est aussi le seul à avoir traversé l’Antarctique à pied depuis la côte pour relier le Pôle Sud en solitaire, en autonomie et sans assistance. Un exploit de 51 jours et 1150 km qui lui a valu d’être sous le feu des projecteurs à son retour en janvier dernier.


Matthieu Tordeur, aussi sympathique qu’il est bourlingueur, sera un des invités phares de notre No Mad Festival 2019 à Cergy-Pontoise le 15 juin prochain. Pré-rencontre avec un homme qui a décidé d’accomplir ses rêves de voyage les uns après les autres... pour s’accomplir soi-même.

Matthieu Tordeur, tu as été l’aventurier sur toutes les lèvres en ce début d’année 2019. Il faut dire que tu cumules les chiffres impressionnants et les voyages étonnants...

« Ça fait un peu moins de 10 ans maintenant que je pars à l’aventure à droite à gauche. C’est toujours un peu fouilli lorsque je refais l’historique parce que je me balade souvent, et avec des moyens de transports différents. J’ai fait un peu de stop, un peu de vélo, un peu de kayak, un peu de bateau, un peu de 4L, un peu de voyage à ski… J’ai multiplié les transports, je suis allé dans 90 pays et à 27 ans, je suis le plus jeune membre de la Société des Explorateurs Français qui compte Thomas Pesquet, Nicolas Hullot, Antoine de Maximy... »

Une vie d’explorateur, ça arrive comment ?!

« Il n’y a pas de formation, ça c’est sur ! J’ai fait une licence d’Affaires Européennes pendant quatre ans en Angleterre après mon Bac puis un Master en Sécurité Internationale à Science Po Paris. Donc un cursus assez éloigné du monde de l’aventure et de l’exploration ! Comment je le suis devenu donc… Eh bien c’était plus fort que moi je crois. J’ai commencé à découvrir l’aventure très jeune avec des bandes dessinées de Tintin et Milou. Je les dévorais ! Ça a été la première fenetre sur le monde, la première ouverture. Je dois dire aussi que j’ai des parents voyageurs, lesquels m’ont emmené avec mon frère et ma sœur au moins une fois par an en voyage. Ça m’a éveillé à cela assez jeune… Et puis dès que j’ai pu mettre mes premières aventures sur pied, je l’ai fait. J’ai commencé par traverser une partie de l’Europe de l’Est à vélo juste après mon Bac et ensuite, ça ne s’est jamais vraiment arrêté… »

Mais comment projette-t-on de traverser l’Europe de l’Est seul sur un deux-roues à 18 ans tout juste ? Ce n’est tout de même pas banal !

« J’ai été inspiré par le grand frère d’une amie qui avait fait un tour du monde à vélo, je l’avais suivi sur son blog toute l’année, j’avais 17 ans. J’ai trouvé ça fascinant l’idée de traverser tout un continent à la force des mollets et en le suivant, j’ai eu envie de faire ça à mon tour. Et à cause de contraintes matérielles, de temps et d’argent, je me suis cantonné à l’Europe de l’Est. Je lui ai emprunté son vélo, j’ai bossé dans un resto pour me payer un billet low-cost pour Budapest en Hongrie et de là, je me suis élancé, direction Istanbul en Turquie. Je n’avais aucune expérience de l’aventure, juste des rêves plein la tête et surement une légère insouciance voire inconscience qui m’a fait me dire "advienne que pourra"... ».

Et l’expérience a amorcé la pompe…

« Exact. Et ça s’est professionnalisé. Après ce voyage là, je suis parti traverser l’Atlantique à la voile en tant qu’équipier. J’avais ce rêve de faire un long voyage en bateau mais je n’avais pas une expérience suffisante et encore moins de moyens. J’ai donc consulté les bourses aux équipiers. Et je suis tombé sur un Anglais qui voulait ramener son voilier des Caraïbes jusqu’en Angleterre. J’ai sauté sur l’occasion et ramené le bateau avec lui. Là, jai commencé à faire des photos, à écrire un peu et ce mode de vie m’a plu. Mes études me laissaient du temps l’été alors je partais, à pied, en vélo ou en bateau justement. »

Dans tes voyages, la notion de dépassement physique est très présente. Pourquoi ce besoin d’allier la performance sportive au voyage ?

« C’est venu après. Au début, il y avait seulement cette soif de découvertes. Faire le tour du monde en 4L, la traversée de l’Atlantique à la voile… Et au fur et à mesure de mes voyages, j’avais cete idée qui se précisait dans ma tête : une expédition en Antarctique, celle-là même dont je viens de revenir. Alors je me suis tourné vers des expéditions à caractère sportif pour à la fois pour m’éprouver et me tester dans des environnements assez difficiles et voir si mentalement et physiquement je tenais la distance. Il y a eu le Marathon des Sables dans cet esprit ou la Transcontinental Race. Mais je n’ai jamais été dans l’idée de la performance. Toutes mes aventures, je les conçois comme des expériences, jamais dans l’idée de battre un record, d’être le premier ou le plus rapide. Même si ça a été le cas en Antarctique, c’était un concours de circonstances, ce n’était pas la motivation qui me poussait à partir là-bas. Ce n’est jamais le résultat et la recherche de records qui m’ont intéressé mais plutôt la possibilité de voir comment je réagissais face à une situation et les moyens que je me donnais pour atteindre mes objectifs. »

Et ce besoin d’éprouver tes limites et de te surpasser sans cesse, c’était en vue de cette traversée de l’Antarctique ?

« En effet. L’Antarctique, c’était un vieux rêve d’enfant. J’ai tout lu de Paul-Emile Victor, de Robert Falcon Scott, de Shackleton, d’Amundsen… J’ai grandi avec ces héros et explorateurs polaires, même les plus modernes comme Jean-Louis Etienne. C’est un monde qui me fascinait et j’ai eu besoin à un moment donné de dépasser le livre pour ne pas être frustré, pour éprouver les choses par moi-même et voir ce décor de mes propres yeux. Mais avec ce genre d’aventure, on ne peut pas se réveiller un matin et se disant qu’on part demain. Ça demande beaucoup de préparation, physique, mentale, parce que je voulais le faire dans l’esprit des explorateurs que j’avais lu, c’est-à-dire en trainant un traineau jusqu’au Pôle Sud. J’estime que cette expédition, c’était 30% dans les jambes et 70% dans la tête parce qu’elle s’est faite en solitaire, dans un environnement assez agressif. Il fait froid, il y a du vent, il n’y a personne… C’est pour ce but précis que je me suis lancé dans des challenges en amont, dans des environnements tempérés d’abord, avec d’autres façons de s’éprouver… Cela m’a permis d’apprendre à mieux me connaître dans l’effort, savoir un peu plus précisément jusqu’où je peux aller. Ce sont les situations inédites qui permettent le dépassement de soi et ainsi, une mise en confiance pour aborder d’autres projets plus terrifiants encore. Quand on me demande quand est-ce que j’ai commencé à préparer l’Antarctique, j’ai l’impression d’avoir préparé ça il y a 10 ans. C’est tout un cheminement finalement... »

Concrètement, c’était comment cette expédition en Antarctique ? Elle est très marquante pour toi puisque tu as réalisé un record jamais établi auparavant, comment as-tu vécu cela ?

« Ça n’a pas du tout été comme je l’avais imaginé… Les conditions étaient très compliquées, il a fait chaud cette année en Antarctique et le fait qu’il fasse chaud a précipité beaucoup de neige sur le continent alors qu’en général, il ne neige jamais. Là je me suis retrouvé avec 30 à 40 cm de neige fraîche, ce qui m’a beaucoup ralenti car le traineau s’enfonçait dans la neige. L’Antarctique, c’est censé être de la neige assez compacte, peu de frictions donc, ce qui permet normalement une vitesse correcte pour rejoindre le Pôle Sud. Là, je faisais deux fois moins de kilomètres que ce que j’avais prévu tous les jours, j’ai donc du vraiment allonger mes journées de ski, me rationner sur ma bouffe, ne pas prendre un seul jour de repos en 51 jours de voyage... Donc c’était beaucoup plus intense que ce que j’avais imaginé. Mais je me suis adapté pour aller au bout même si ça a été très difficile. »

Si tu devais nous parler de ta meilleure expérience de voyage, laquelle évoquerais-tu et pourquoi ?

« Le voyage qui a été le plus marquant, c’est surement le tour du monde en 4L que j’ai fait avec mon ami d’enfance. On a mis nos études entre parenthèses pendant un an et on est parti de France avec l’idée de rouler le plus possible sur la terre et de trouver un bateau dès que l’on arrivait face à un océan pour continuer sur un autre continent. On a ainsi traversé l’Asie, une partie de l’Amérique du Nord et du Sud, une partie de l’Afrique, puis on est revenu en Europe. Ça a été un voyage à travers 40 pays, sur 5 continents, et c’était aussi un projet de solidarité autour de la micro-finance : nous allions à la rencontre de micro-entrepreneurs. On en a fait un livre et un documentaire à la suite du voyage. Les plus beaux souvenirs sont sans doute dans ce voyage car il a été initiatique et c’est là que j’ai eu envie d’en faire mon métier. Et puis j’ai découvert tellement de choses… Je me rappelle lorsque nous étions dans le désert de sel en Bolivie, le Salar d’Uyuni, mon pote Nicolas, notre 4L et moi. Nous avions pris le temps... Trois jours dans le désert à ne rien faire... Rouler un peu, bouquiner, profiter des étoiles le soir. C’était un moment fort car nous réalisions un rêve tout un étant capable de prendre du recul pour le constater. L’endroit était tellement propice pour ça… »

Et la pire alors ?!

« J’ai eu la chance de ne jamais me faire menacer avec un flingue ! (rires) Ni de devoir faire face à une situation vraiment dangereuse. Même si récemment je suis quand même tombé dans une crevasse en Antarctique où je me suis fait peur... Ce n’était pas le pire souvenir pour autant. Je crois que les moments où j’ai eu le plus peur en voyage, c’était sur la route. En Iran par exemple, lorsque j’étais conduit par un mec bourré alors que l’alcool y est interdit ! Ou en Inde parce qu’on y conduisait notre 4L et que d’un seul coup a déboulé à contre-sens un 33 tonnes à 60 km/h ! Oui, je dirais que ce qui a été le plus difficile à gérer, ce sont les aléas liés à la sécurité routière. »

Quelle place prend la rencontre au cœur de tes voyages ?

« Je fais des expéditions mais j’aime autant le départ que le retour. Je ne pars pas pour me recentrer sur moi. Lorsque je pars sur un voyage photographique comme ceux au Kurdistan irakien, au Pakistan, ou encore en Corée du Nord, l’idée est de ramener des photos donc même si je pars seul, je suis obligé de faire des rencontres pour documenter mes voyages. Le tour du monde par exemple, c’était vraiment un voyage à la rencontre des autres puisque nous allions rencontrer 50 micro-entrepreneurs sur la route. On avait des stops tous les mois, on s’arrêtait une semaine, on regardait comment fonctionnait la micro-finance, on allait rencontrer les entrepreneurs. Cet aspect là nous aidait à avancer, c’était un but en soi qui nous permettait de rentrer dans la vie de ces personnes là. Il y a eu des rencontres très chouettes qui se faisaient. Donc quand je pars seul, c’est pour ne jamais l’être, je n’aime pas ça ! C’est pour au contraire s’ouvrir au tout venant et c’est là que les belles rencontres se font… Il y a les rencontres tournées vers les autres et il y a la rencontre tournée vers soi-même, ce qui a été le cas en Antarctique. Parce que tous les jours, pendant 51 jours, j’étais seul et il fallait trouver la ressource intérieure pour mettre un ski devant l’autre, ouvrir la tente et atteindre ce foutu Pôle Sud. Ce sont deux choses très différentes mais la majorité de mes voyages sont tournés vers la découverte et la rencontre avec l’Autre. »

Qu’as-tu retiré de tous ces voyages en tant qu’être-humain ?

« Après être parti 11 mois en tour du monde en 4L, j’ai fait le constat à mon retour que le monde était en fait peuplé de gens bienveillants, souriants, curieux et drôles. C’était la chose la plus évidente et pourtant, ce n’est pas un constat sur lequel j’aurais parié au départ. Parce qu’aujourd’hui on est bombardé de mauvaises nouvelles. Alors bien sur il y a des conflits, des guerres… Pourtant, nous avons fait 99% de bonnes rencontres pendant notre voyage. C’est sans doute le plus fort constat de tous mes voyages : il y a des gens bons et bienveillants partout. »

Et qu’as-tu retiré de l’expédition en Antarctique ?

« Je n’ai pas encore pu prendre suffisamment de hauteur par rapport à ça, c’est encore trop frais... Mais ce que j’en retire est lié à la notion de rêve je crois. Ça paraît complètement fou ce projet mais en se donnant vraiment les moyens, en persévérant, il y a des choses incroyables qui peuvent se passer. Et on peut par exemple aller jusqu’au Pôle Sud en solitaire ! L’enseignement serait celui-là : la force d’un rêve peut transcender et pousser vraiment quelqu’un à se surpasser. La force d’un rêve est incroyable... »

Quel est ton rapport à l’environnement ?

« Je suis assez désolé de voir l’inconscience vis-à-vis de l’environnement, notamment dans les pays en voie de développement. On ne peut pas leur en tenir rigueur bien sur quand ils galèrent pour le quotidien. Mais c’est dramatique ce qu’il se passe, cette pollution plastique notamment, qui se déverse dans les océans… Je ne suis pas très optimiste. Un Groenlandais me disait il y a peu : "Tu vois, mon grand-père me racontait que ce glacier arrivait là ; mon père lui, m’a dit qu’il était à ce niveau là à son époque, et moi je peux te dire aujourd’hui qu’il est seulement là…" Eux subissent le réchauffement de plein fouet et ont de vrais changements tangibles sur l’environnement. Je peux seulement me faire le porte-parole de ça, je le dois. »

Le voyage est-il une forme d’éducation au respect de l’environnement ou est-ce qu’il contribue davantage à sa dégradation selon toi ?

« C’est à double tranchant cette affaire là ! On sait que l’avion pollue énormément... Quand tu entends qu’un Paris-New-York correspond au quart des émissions de gaz à effet de serre d’un Français, ça pousse forcément à la réflexion. Je me dis que l’on est vraiment en train d’aller dans le mur, surtout lorsque l’on voit le prix des billets d’avion low cost, c’est de la folie ! À ce niveau là, je ne suis pas sur que le voyage soit une forme d’éducation au respect de l’environnement… En revanche, je pense que le fait de véhiculer de belles images de la planète, des animaux, de la nature peut donner envie à un public plus large de protéger cette planète et d’en transmettre quelque chose à nos enfants. J’espère faire ce travail avec mon film. Si le voyage ne s’accompagne pas d’un changement de comportement ou de discours, à quoi bon ? Mais c’est délicat, on voyage tous, on est tous concernés et responsables… »

La prochaine aventure, tu l’as déjà en tête ?

« J’ai envie de savourer l’instant présent, le fait que cette expédition se soit bien passée... Je n’ai pas l’énergie ni l’envie de repartir sur une aventure aussi longue et ambitieuse. Je suis sur qu’il y en aura d’autres mais pour le moment, j’ai envie de prendre le temps de faire mes conférences, de faire le film qui va sortir le 5 juin sur Ushuaïa TV, le livre… Et après dans quelques années, quand j’aurais saoulé tout le monde avec mes histoires d’Antarctique, j’aurais peut-être envie de repartir (rires) ! »

AGENDA : MATTHIEU TORDEUR sera l’invité du NO MAD FESTIVAL 2019 le samedi 15 juin prochain à 14h30 aux côtés de Mélusine Mallender, pour une conférence spéciale en binôme des deux jeunes membres de la Société des Explorateurs Français.
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