Le Paradis morcelé

Vécu et approuvé

Par Etienne et Emilie Druon

Posté le 6 mai 2019

Pourquoi Étienne et Émilie Druon sont-ils retournés sans cesse, vingt années durant, en Guyane, au milieu de cette jungle dense ? Au fil des voyages, la forêt amazonienne a tantôt revêtu ses habits d’enfer vert, tantôt ceux d’un paradis morcelé. Les dessins d’Étienne racontent l’urgence de montrer la beauté et la fragilité du monde, les mots d’Émilie la peur et la nécessité de reconstruire leur fil d’Ariane. Après le drame. Après le miracle.


UN RÉCIT DE VOYAGE D’ÉTIENNE ET ÉMILIE DRUON À DÉCOUVRIR PARMI D’AUTRES CARNETS DE VOYAGE DÉPAYSANTS DANS LE NUMÉRO 36 SPÉCIAL AMÉRIQUE DU SUD DE LA REVUE BOUTS DU MONDE EN VENTE ICI.

Du point A au point B, il n’y a qu’un pas, celui de l’océan Atlantique. De l’autre côté de cet océan, il y a le plateau des Guyanes, l’Amazonie, les fleuves de l’Amérique du Sud qui s’y jettent. Créant une saignée boueuse, ocre, laiteuse, trouble et enivrante à la fois. Nous n’avons jamais cessé de traverser cet océan, pour revenir encore et toujours. Vingt ans d’allers-retours entre chez-nous et ce morceau d’Amérique du Sud qui nous fascine. Vingt ans où nous avons grandi et appris à être nous-mêmes loin de notre confortable quotidien. Vingt ans de belles aventures, de rencontres et de mésaventures aussi.

Nous avons pris de l’âge, du plomb dans le crâne (et ailleurs aussi). Nous avons emmené nos enfants, en devenir pour commencer ; puis une fois venus au monde, ils ont arpenté ces chemins que nous aimions tant et nous en avons découvert de nouveaux avec eux. Vingt ans où nous avons embarqué des amis, curieux de partager avec nous tous ces moments et ces lieux dont nous leurs avions tant parlé les soirs d’hiver. Vingt ans qui nous ont permis aussi de nous faire des amis de l’autre côté de cet océan.

1998, premier voyage

Ce sont les couleurs qui nous ont décidés. Trop de blancs, de gris, de noirs. Envie de rouges, de verts, de pluies tièdes, d’exubérances, de cris. Ne plus entendre le chuintement de nos chaussures sous la pluie froide. Un sac à dos chacun, billets en poches, nous nous envolons vers la Guyane afin d’assouvir notre passion de l’exceptionnel et de la démesure. Partir et se laisser couler dans les eaux opaques des grands fleuves, pour surtout ne plus rien voir. Se laisser glisser dans cette forêt et ne plus en sortir. Pour qu’elle nous enveloppe de ses bruits, de sa chaleur. Pour se sentir comme dans le ventre de sa mère et que tout résonne de l’intérieur.

S’imaginer au centre de tout et à la fois nulle part. Perdre ses repères, enfin. Malgré la fatigue du voyage et l’atmosphère lourde à la sortie de l’avion, nous nous sentons revivre. S’enivrer de cette odeur, de cette moiteur. Ce moment est exceptionnel, divin même. Accéder au mythe, attraper ses rêves de gosses dans cette humidité, les sentir dans sa tête et dans ses tripes.

Pourquoi venir ici ? Pourquoi la Guyane marque-t-elle autant ? Comment fait-elle pour laisser de telles empreintes ? En revient-on marqué au fer rouge, comme ses bagnards ? La beauté côtoie l’étrange, la laideur, les histoires douloureuses et les rayons de soleil. Vie et mort se mêlent. Se faire mal de beau, se faire mal de trop. Trop de vert, trop grand, trop de visages bigarrés, trop d’or, trop d’opposés. Brillance et décadence. Vivre ou mourir, mais ne rien faire à moitié. La Guyane, « personne ne vous croira » ; ils ne croyaient pas si bien dire.

Poils, plumes, écailles

Dans un premier temps, ce sont les « mal aimés », tels les serpents, mygales, insectes, caïmans… qui ont été la principale source d’inspiration dans le travail d’Étienne. Il voulait leur rendre une réelle légitimité. Sa quête fut longtemps guidée par cette nécessité absolue de les étudier comme des trésors rares et de les sublimer.

La plupart de nos immersions lors de nos premières années de voyages, ont eu lieu à Saül (ancien village d’orpailleurs perdu au beau milieu de la Guyane et seulement accessible par avion) et aux environs de Cacao (village de réfugiés Hmongs) et de son fleuve, la Comté. A peine arrivés à Cayenne, l’appel de la forêt nous attrape et nous envahit. Les épisodes de pluies amazoniennes resteront gravés à jamais, ils nous emmèneront vers un autre monde, fait de chants et de contes, de voix et d’esprits.

On entend la pluie arriver de loin, très loin. D’abord le souffle du vent, qui arrive telle une vague. Puis dans un dernier souffle soudain, elle s’écrase, lourde, intense. Elle part parfois aussi rapidement qu’elle est arrivée. Mais les arbres continuent à goutter, longtemps, très longtemps. Et le vent, celui-là même qui a apporté la pluie, fait grincer, gémir, chanter les arbres. Cet étrange mélange sonore, constitué de chutes de gouttelettes, du souffle dans les arbres, produit une symphonie inédite.

Les esprits de la forêt nous murmurent à l’oreille. Il est possible alors d’entendre des voix. Cette forêt est-elle vraiment habitée par les esprits ? L’Amazonie chante et nous raconte qu’elle est un être vivant. Un seul être. Parfois elle vous ouvre les bras et laisse apparaître ce qui vit dans sa chair. Seulement à celui qui veut voir. Pour l’un, l’étranger, l’apeuré, elle lui laissera des traces indélébiles qui grouilleront dans sa peau. Elle le rongera, lui laissera les entrailles à l’air. A l’autre, l’initié, le patient, le silencieux, celui qui caresse et sait attendre, elle s’ouvrira. Attention à ne pas tomber de vertige.

Cette vision sans fin, obscure et inextricable pour celui qui s’y heurte, peut être un chemin infini à parcourir pour celui qui la médite. De haut en bas, de droite à gauche… les ramifications sont inépuisables à découvrir. Comme si, sur une mappemonde, nous suivions avec notre doigt tous les plis et les replis de la terre. La forêt n’a de cesse de nous transporter vers une autre branche, un autre trait de lumière, un autre possible. De courbes en volutes, elle vous pousse toujours plus loin. Nous n’aurons jamais fini de voyager.

L’empreinte du jaguar

Quelques années ont passé, neuf ans exactement. Nous sommes en 2007 sur la montagne Châtaigne aux alentours de Cacao. Soyons honnêtes, il y a des jours où, j’ai beau être amoureuse, ben… la Guyane, la forêt, les bêtes et mon spécimen de mari, j’aurais bien troqué tout ça pour une soirée bières-foot ! C’est vous dire ! Partis tous les deux pour un bivouac en forêt, nous croisons deux randonneurs revenant en sens inverse. Ils nous préviennent de la présence d’un serpent lové sur le layon à quelques mètres de là, il se voit peu, camouflé au milieu du chemin, entre les feuilles.

Après quelques succinctes questions pour déterminer l’espèce, Étienne part en courant fou de joie (moi pas). Il est certain que c’est un grage. Il m’invective de me dépêcher. Soyons clairs, j’ai mon sac de dix kilos sur le dos pour le bivouac qui potentiellement m’empêche d’avancer « vite » et de surcroît pas une once de motivation pour rencontrer la fameuse bête, qu’il va falloir prendre en photos sous toutes ses coutures pendant que mon cher mari le tiendra dans ses mains. Le tout sans penser à ce qui pourrait arriver si la « chose » s’énervait trop.

« Allez, Émilie, dépêche-toi, on va le rater ! ». Quoi ? Le train ? A cet instant précis, je me dis que j’aurais mieux fait d’épouser un ingénieur informaticien et de rester à la maison regarder Koh-Lanta ! Étienne était tellement pressé de le trouver, et l’animal si bien camouflé, qu’il l’a tout bonnement enjambé ! Pour une fois (et ce n’est pas souvent), il n’a rien vu, et moi je n’ai vu que lui, bien caché sous sa souche, dans un halo de lumière, magnifique et tranquille, serein… pas comme moi.

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