Ouragan Matthew à Vallue : « Tande ak wè se de »

Éthique, et toc !

Par Abner Septembre

Posté le 6 octobre 2016

« Tande ak wè se de » signifie en créole « Entendre parler de quelque chose et le voir sont deux choses différentes »... Tel est le titre de la chronique d’Abner Septembre - président et fondateur de l’Association des Paysans de Vallue, mais aussi écrivain et sociologue - qui, en direct d’Haïti, nous dresse un portrait réaliste et poignant de la situation sur l’île après le passage de l’ouragan Matthew, et en appel aux voyageurs à revenir découvrir son morceau de terre pour contribuer à relever la situation sur place.


« Les premières informations que j’ai fait circuler sur le net m’ont été fournies par des gens sur place, à Vallue. Ce 6 octobre 2016, j’ai pris la route à 5:00 AM pour me rendre à Vallue. En traversant Port-au-Prince et Carrefour, tout me paraissait plus ou moins "normal", plutôt familier. À partir de Léogane, des signes de dégats ont commencé à être évidents le long de la route. De Carrefour Dufort à Grand-Goâve, en passant par Fauché, ces signes devenaient de plus en plus mordants et inquiétants. Je retenais mon souffle. Arrivé à Vallue, après les premiers constats à l’hôtel Villa Ban-Yen (HVB) et deux rencontres à l’Association des Paysans de Vallue (APV), dont l’une relative à la collecte de données auprès de la population sur l’impact réel de l’ouragan, je suis allé faire un tour dans la communauté.

C’est terrible. Parfois, dans mes rêves, je me mets très en colère contre des gens que je vois abattre des arbres et, à mon réveil, je me sens très mal. Ce 6 octobre 2016, ce n’était pas un cauchemar, mais plutôt la réalité. Je suis très en colère contre Matthew, que je considère comme un terroriste. Il a décapité beaucoup d’arbres plantés en 2007, dans le cadre du projet « Montagne verte », déjà hauts de plus de 20 mètres. Il a découvert et fragilisé des toitures de maisons construites à la même période par l’APV pour les familles. Il a emporté celles du podium de l’amphithéâtre Jacques Roumain, au site de la Foire de la Montagne dont la 7e édition était prévue pour décembre prochain. Je ne peux que ressentir dans mes entrailles de développeur la même douleur que Don Diègue, disant dans son monologue "***Œuvre de tant de jours en un jour effacée !***" (extrait du Cid de Pierre Corneille).

Ce que j’ai entendu, ce sont des bruits de marteau sur les toits pour replacer des feuilles de tôle ou pour rafistoler les maisons. Les gens qui étaient dans des abris durant la nuit du 3 octobre - rappelant celle de Flora en 1963, soit 53 ans plus tard, m’a dit une paysanne, faisant "***près de 5,000 morts** et des dégâts de toutes sortes", d’après le site de* Haïti-Références - sont retournés chez eux pour continuer à vivre de manière autonome. Ce que j’ai entendu, ce sont des gens qui disent : "Je n’ai jamais vu ça de ma vie" ou tout simplement "***Nous sommes finis. Il ne nous reste plus rien***."

Ce que j’ai vu ce sont des gens que j’ai croisés sur la route, transportant sur la tête dans un sac et sur des animaux dans des sacs en paille (« sak pay ») de la viande de bœufs et de cabris tués par l’ouragan Matthew. Ce sont des troncs d’arbres de toutes dimensions et des branches qui jonchent le sol, laissant nus les jardins, obstruant la route, ayant cassé les câbles électriques à haute tension ou ayant déstabilisé certains poteaux le long de la route. Ce sont des arbres debout qui souffrent, écorchés et blessés dans leur chair. Ce sont des toitures de maisons envolées et endommagées, comme celles de plusieurs églises, de plusieurs maisons de familles, de plusieurs écoles et en particulier de l’Ecole Communautaire Gérard Baptiste de Vallue (ECGBV), reconstruite après le tremblement de terre de 2010 et qui dessert plus de 350 élèves du préscolaire à la terminale 1. Ce sont des jardins dépouillés de leurs récoltes, des arbres vidés de leurs feuilles qui forment un tapis vert recouvrant le sol autour d’eux, des feuilles de tôles et des structures métalliques de toiture emportées et déposées implacablement par le vent dans les jardins, expliquant du coup le niveau de sa violence et de sa toute puissance.

Ce que j’ai ressenti c’est la souffrance, la peine et l’inquiétude des gens que j’ai rencontrés, qui sont sans doute celles de toute une communauté, de toute une population qui ne verse cependant pas de larmes et qui est déjà à l’œuvre pour reprendre possession de ses maisons affectées. Ce qui m’a aussi choqué, c’est la perte et la disparition pour toujours dans le ciel de Vallue du palmier royal que nous avons considéré comme étant le plus haut d’Haïti, une curiosité touristique. Ce palmier formait avec un autre qui était juste à côté, mais qui a été aussi emporté par le cyclone Gustave (26 aout 2008), les « Palm Twin Tours » de Vallue. Les diamants ne sont pas éternels. Notre dernier Mohican naturel, ce patrimoine de Vallue, est aujourd’hui abattu par le terroriste Matthew. Il est étendu sur le sol de toute sa longueur, soit trente et un mètres.

Ce qui nous a été rapporté par une responsable de La Voûte de Vallue*, ce* sont deux cas de décès. Mais, ce qu’on ne dit pas, ce sont les pertes matérielles dans les maisons : les meubles brisés, les matelas, les vêtements, les papiers et les livres mouillés dont certains sont irrécupérables. Ce dont on ne parle pas, ce sont des oiseaux aussi morts dans l’ouragan, dont le corps inerte est retrouvé sur le sol, etc. C’est aussi le risque d’apparition d’épidémies, suite à la possible contamination des sources et des captages par les eaux de ruissellement. Une évaluation quantitative est en cours pour apporter des chiffres plus ou moins exacts, en attendant une grande rencontre communautaire pour avoir des données qualitatives, pour analyser les besoins et, surtout, pour savoir quelle nouvelle approche adopter pour aller de l’avant.

Que peut-on comprendre de tout cela ? Trente ans de dur labeur pour l’Association des Paysans de Vallue éventrés; l’espoir de toute une communauté ruiné et son âme profondément meurtrie face aux biens et surtout à des choses irremplaçables qui disparaissent à jamais. Faudrait-il bien que les facteurs naturels et le changement climatique fassent désormais et impérativement partie de la planification et de l’action tant du simple citoyen que des institutions, en vue de construire des maisons plus durables, de planter et de cultiver la terre ainsi que d’élever les animaux de manière protégée. Il faut freiner ce cercle vicieux de la vie qui enfonce et maintient le paysan dans la spirale de la pauvreté. Une raison de plus pour travailler le Code de la montagne dont l’Association des Paysans de Vallue est la génitrice, pour prendre en main notre destin sur la montagne face à une élite dirigeante irresponsable, une élite intellectuelle et politique hypocrite, et une élite financière mercantile, lesquelles sont plus soucieuses de leurs rapports avec l’extérieur qu’avec l’intérieur du pays ou avec le pays tout court.

Il y a encore fort heureusement une réserve dans le pays, que j’invite à rallier les rangs des 3P (« Parti Pouvoir Paysan »). Attention ! Ce n’est pas un parti politique. Ce nom ne saurait être non plus usurpé par qui que ce soit. C’est l’expression d’un mouvement national en construction, d’éveil et d’émancipation de la paysannerie, basé sur la citoyenneté, l’inclusion et la justice sociale, capable d’apporter au-delà de l’espérance de vie l’espoir en une Haïti meilleure. Faut-il aussi comprendre, en analysant certains éléments, qu’il y a dans tout cela un message historique à prendre en compte. Le grand tamarinier, à Marché Dimanche à Petit-Goâve, sous lequel l’Empereur Dessalines aurait rencontré le Général Lamarre, dit-on, est tombé tuant une personne. Or, le grand sud est sévèrement touché. Alors, devrait-on penser et dire qu’après ce que Matthew « vient de faire dans le Sud, si les citoyens ne se soulèvent, c’est qu’ils ne sont pas des hommes *». Debout est le mot d’ordre !!!

Vallue ne va pas mourir. La communauté ne va pas avoir seulement la capacité de se tenir debout sur le chaos, mais aussi et surtout l’énergie d’engendrer un avenir meilleur. La solidarité dans la dignité est l’unique réflexe qui soit d’application. C’est pourquoi Vallue lance, en la circonstance, un vibrant appel aux touristes d’ici et d’ailleurs, en leur disant de revenir pour contribuer à la reconstruction du beau paysage qu’ils/elles aimaient tant admirer, de cette nature merveilleuse dans laquelle ils/elles prenaient plaisir à se retrouver pour une séance de yoga. Elle invite ses ami(e)s à consommer ses produits agroalimentaires (fromage, confiture, gelée, pâte, chocolat, cocktail, chanmchanm) et à apporter leur solidarité à travers l’Association des Paysans de Vallue, afin qu’elle soit rapidement en mesure d’assister les familles, en attendant de prendre les décisions structurelles de reconstruction de la zone de telle manière que les impacts des aléas naturels soient à l’avenir de moins en moins importants. »