Haïti : "Ce pays a besoin d'un voyageur responsable pour se reconstruire"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 12 juin 2017

Adeline Gressin et Aurélie Croiziers de Lacvivier sont deux blogueuses de voyage influentes parties en avril dernier en Haïti aux côtés de Babel Voyages et de l’Office de Tourisme de Cergy-Pontoise. Un voyage qui visait à découvrir d’Haïti un visage plus positif que celui que l’on s’en fait de notre fenêtre hexagonale afin de témoigner d’une voix plus juste.


Toutes deux largement habituées à sillonner le globe en long, en large et en travers, elles ont pourtant parlé de ce voyage comme étant l’un des plus forts émotionnellement qui leur ait été donné de vivre... Et si le voyage responsable y était pour quelque chose ? À moins que ça ne soit l’effet Ayiti ? On a cherché à creuser le temps d’une conversation féminine à trois voix, plus que jamais persuadé ici que le voyage engagé, c’est une sacrée bonne idée ! Et encore plus dans un pays comme Haïti...

Adeline, Aurélie, vous revenez fraîchement d’Haïti et vous avez parlé de ce voyage comme étant l’un des plus forts émotionnellement parlant qu’il vous ait été donné de vivre. Pourriez-vous chacune en expliquer les raisons en quelques mots et ce qu’il vous a fait ressentir ?

Adeline : "Il est vrai que je n’avais pas ressenti d’émotions aussi fortes depuis mes voyages en Inde et en Birmanie il y a quelques années. Cela s’explique sans aucun doute par la manière dont nous avons voyagé en Haïti au plus proche des communautés et qui nous a donnés l’occasion de partager des moments de vie uniques. Le pays souffre d’une image négative depuis le tremblement de terre de 2010 et de ce fait, rares sont les visiteurs qui osent s’aventurer là-bas. Aussi avons-nous bénéficié d’un accueil extraordinaire. Les personnes qui nous ont reçus se sont livrées avec clairvoyance et générosité. Plus nous avancions dans notre voyage, plus nous en apprenions sur l’histoire du pays, ses grands malheurs mais aussi ses grandes richesses, nous faisant vivre un grand 8 émotionnel."

Aurélie : *"Pour ma part, ce voyage en Haïti a été aussi un des voyages les plus forts que j’ai réalisé récemment… et même depuis longtemps. Avant tout, peut-être car avant ce voyage, il y avait un rêve. Un rêve pétri de littérature haïtienne, avec notamment les superbes livres où Dany Laferrière parle de son enfance à Petit-Goâve auprès de sa grand-mère. Sa plume m’a enchantée et une envie d’Haïti s’est ancrée en moi. Ensuite, la confrontation au réel : Haïti est un des pays les plus éloignés de nous, Occidentaux, que j’ai eu la chance de visiter.

J’ai été marquée par les gens, leur culture, leur histoire et par la dureté de Port-au-Prince. J’ai été marquée par la grande dignité des Haïtiens. Entre autres… Et ce que j’ai ressenti… Oula ! C’est encore difficile à mettre en mots : étonnement, joie, tristesse, surprise, découragement, enthousiasme… Et parfois le tout quasiment en même temps !"*

La manière de voyager, de façon engagée, en étant accueillies dans des structures communautaires et en allant à la rencontre de différentes personnalités haïtiennes (paysans, artistes, entrepreneurs… ) a-t-elle joué un rôle fondamental selon vous dans ce ressenti puissant ? Pourriez-vous expliquer cela en détails ?

Adeline : "*Je dis toujours qu’aller à la rencontre des communautés offre une autre dimension au voyage et une vision différente du pays. On est là pour visiter mais aussi pour vivre et partager des instants de vie. En Haïti, on parle français et créole. Pour les francophones que nous sommes, la compréhension du pays nous est bien plus facile que si la langue parlée n’était pas la nôtre.

Et puis la langue française y est maniée de façon très pointue, les mots utilisés sont parfois lourds de sens et certaines phrases provoquent la chair de poule, d’où ce ressenti intense. Nos émotions sont indéniablement liées à ces rencontres. Sans celles-ci, nous nous serions peut-être arrêtés à la pauvreté, la saleté, au coût élevé des infrastructures, or le pays est riche de ses hommes, de sa culture (écrivains, musiciens, peintres) et de sa nature exceptionnelle, même si les éléments s’y déchainent parfois et que les Haïtiens ont autre chose à penser que d’en prendre soin...*"

Aurélie : "J’ai adoré la façon dont nous avons voyagé. Nous avons été proches des gens pendant tout notre séjour et en plus nous avons eu la chance d’être accompagnées par Luc, de l’Office de Tourisme de Cergy-Pontoise, qui s’est révélé être un parfait « passeur », lui qui a été en Haïti à plusieurs reprises. Nous avons pu partager avec des personnes de grande qualité, sur des sujets profonds, et dès les premiers instants. Rencontrer les gens est pour moi la plus belle des choses en voyage, mais d’autant plus dans un pays aussi complexe qu’Haïti."

Existe-t’il une autre manière de voyager aujourd’hui en Haïti selon vous qui puisse permettre d’apprécier le pays pour un voyageur lambda ?

** Adeline :** "Haïti, du fait de son histoire et des catastrophes naturelles, est un pays fragile. Je ne vois pas comment on pourrait y voyager aujourd’hui d’une autre manière que d’une façon engagée. Bien sûr, on peut aller s’enfermer dans un hôtel de luxe, il existe certaines infrastructures, mais ce pays a avant tout besoin d’un voyageur responsable pour se reconstruire. Les Haïtiens que nous avons rencontrés ont envie de s’en sortir, d’accueillir des voyageurs et forment leurs communautés à l’accueil, au service, au tri des déchets... Pour faire évoluer l’image de ce pays, je conseille vraiment d’aller à son contact dans des structures communautaires et y vivre des expériences au plus proche de ses habitants."

Aurélie : "Je pense qu’il faut être accompagné par une personne de confiance et qui connaît bien le pays. Haïti est un pays complexe avec des codes très éloignés des nôtres et on ne peut y voyager sans quelqu’un pour mettre un minimum de sous-titres. Donc c’est un voyage d’humain à humain qui me paraît également le plus correspondre aux candidats à la découverte d’Haïti."

On ne voyage pas en Haïti par hasard, on l’a bien compris… Mais lorsque l’on y vient en voyageant de façon responsable et solidaire, pensez-vous que le voyage ait du sens au même titre que n’importe quelle autre destination ?

Adeline : "Pour moi, ce n’est pas la destination qui fait le voyage mais plutôt ce que j’y vis qui va toucher mon petit cœur sensible, ou pas. On peut donner un sens au voyage à partir du moment où on prend le temps de le vivre et d’échanger. Les rencontres ont un grand rôle dans cette quête. En Haïti, elle s’est imposée à moi étant vierge d’imaginaire et d’histoire sur le pays. Encore une fois, dans une destination aussi fragilisée, rencontrer et partager aide à comprendre pourquoi on est là, comment on peut parler du pays et surtout moi en tant que blogueuse comment moi je peux les accompagner pour faire évoluer l’image chez nous.

Chaque voyageur en Haïti devrait se sentir responsable afin de ne pas fragiliser encore plus le pays. Chaque voyage est différent, chaque rencontre aussi et le sens se trouve partout, même dans les pays développés. Il suffit d’avoir envie, de prendre le temps d’aller le chercher et de s’y intéresser.*"

Aurélie : "Voyager en Haïti m’a fait sentir qu’une réelle responsabilité pesait sur mes épaules. La responsabilité de bien témoigner sur ce pays que peu de Français visitent. Je me suis sentie investie d’une sorte de mission de témoin de la réalité haïtienne. Par ailleurs, sur place, j’ai vraiment senti que notre présence en tant que voyageurs était appréciée : le tourisme est un levier de développement réel, qui permet aux locaux de gérer leur développement comme ils le souhaitent, sans ingérence - comme c’est malheureusement souvent le cas avec les ONG..."

Quel regard et quel jugement global portez-vous sur Haïti depuis votre retour ? A-t’il évolué avec ce voyage ?

Adeline : "*Je m’attendais à vivre un voyage fort et riche en émotions. Chaque rencontre m’a plongée dans de nombreux questionnements mais c’est aussi ce qui me fascine dans le fait de voyager. S’il y a une chose que j’ai comprise c’est que, au-delà de l’aide financière extérieure qui est indispensable, les Haïtiens ont besoin d’être accompagnés dans leur changement, que l’on partage nos compétences afin qu’ils puissent trouver en celles-ci quelques solutions à leurs problèmes.

Ce que je retiens aussi, c’est qu’aujourd’hui Haïti a encore du chemin à parcourir mais si les projets communautaires comme ceux que l’on a visités se multiplient, si les offres s’affinent, si les infrastructures élèvent leur niveau de service et si l’on améliore la propreté des côtes, alors le tourisme ne pourra que se développer. L’envie de partager leur culture est là et leur vision du pays est bien plus positive que la nôtre. Ils méritent notre attention.*"

Aurélie : "Aujourd’hui, je suis à la fois enthousiaste et inquiète. Enthousiaste quand je pense aux personnes, à leur dignité, leur force, leur courage et leur beauté intérieure. Inquiète quand je pense aux infrastructures les plus basiques qui manquent (eau, électricité, santé, écoles, routes) et au gouvernement démissionnaire…"

Un souvenir fort à vivre obligatoirement en Haïti selon vous ? Et une réalité plus difficile à laquelle il faut se préparer ?

Adeline : "*Sans hésiter la route du café. C’est un projet abouti avec un investissement de toute la communauté de Fond Jean Noël. Haïti comptait autrefois parmi les plus gros producteurs de café au monde et puis un déclin s’est amorcé pour devenir très marginal. Aujourd’hui, l’association des paysans de Fond Jean-Noël accueille les touristes pour leur expliquer toute la chaîne du café, du germe à la récolte.

L’idée est de réintroduire cette production dans la région. Toute la communauté est formée à l’accueil et la balade est vraiment agréable. Cette expérience offre un échange riche avec les jeunes guides et les paysans. Dans les deux communautés visitées, Vallue et la route du café, j’ai été surprise par le fait qu’il n’y ait aucune mendicité.

C’est le fruit de l’implication de l’ensemble des habitants dès l’origine de la création des projets. C’est un fait très positif et très encourageant pour la destination. Et en même temps la réalité de ces villages, c’est quand même d’avoir des conditions de vie très rudimentaires puisqu’ils n’ont ni électricité, ni eau potable, ni dispensaire et que les enfants doivent marcher plusieurs kilomètres matin et soir pour aller à l’école. Moi c’est cette phrase qui m’a émue et qui résume à elle-seule Haïti :* « Nous ne demandons pas à être millionnaires, nous voulons juste un toit décent et mettre les gens debout sur le seuil de la dignité humaine »..."

Aurélie : "Si l’on s’intéresse à la littérature, il FAUT absolument aller à Petit-Goâve et voir la maison de Da, la grand-mère de Dany Laferrière. C’est ici que l’Académicien a nourri plusieurs de ses livres… Un moment magique ! Une réalité difficile est la découverte de Port-au-Prince, la capitale. La ville manque de tout, est jonchée de détritus et n’a pas été reconstruite depuis le séisme de 2010. C’est la ville la plus désolante que j’ai pu traverser…"

Après cette expérience, avez-vous envie de revivre des voyages sous cet angle mais ailleurs ? Pensez-vous que vous pourrez autant apprécier les prochains plus classiques ?

Adeline : "J’essaye de voyager au maximum de façon responsable. Ce voyage en Haïti me conforte dans cet état d’esprit ! S’il est un pays où l’on se rend compte de l’impact que nous pouvons avoir en tant que voyageur et de l’importance de voyager de façon engagée, c’est bien ce pays. Concernant les voyages plus classiques, je pense que tout est question d’équilibre. Haïti offre une expérience très forte émotionnellement qu’il faut savoir digérer. Pour moi, tant qu’il y a des échanges et des rencontres, je suis contente mais j’avoue qu’une destination qui incite à la réflexion et me pousse dans mes retranchements de voyageuse, ça me plait."

Aurélie : "Voyager proche des habitants est sans contexte la manière de voyager que je souhaite mettre en œuvre à chaque départ. Je ne pense pas que je pourrais apprécier des voyages « hors-sol » sans contact avec la réalité et déconnecté des populations..."

Pourriez-vous chacune me confier une photo que vous avez faite et qui selon vous,résume bien le voyage en* *Haïti et en expliquer les raisons ?

Adeline :** "Je pourrais partager une belle photo des montagnes mais j’ai envie de rendre hommage aux Haïtiens. Ils m’ont offert la beauté et la réalité de leur pays, leurs sourires et m’ont ouvert la porte de leurs villages avec de telles générosité et dignité, c’est vraiment l’image que j’ai envie de garder. Je pense que le moment que nous avons vécu dans Lakou (la cour) de cette famille à Fond Jean-Noël avec tous les paysans qui chantaient autour de nous est assez représentatif et inoubliable."

Aurélie : "Je choisirai cette photo, des très souriants Fanel et Edmond. Ils ont été nos guides, eux et d’autres membres de leur communauté, lors d’une journée incroyable à la découverte de la Route du Café, dans les montagnes à proximité de Jacmel. La communauté de Fonds Jean-Noël a compris exactement ce que doit être une journée « en immersion avec la communauté » : une journée de rencontre, d’échanges et de partage…"

Pour vous le voyage responsable, c’est quoi au fond ?

Adeline : "C’est une philosophie ou plutôt ligne de conduite facile à mettre en place. Voyager responsable c’est s’intéresser et respecter. Aller à la rencontre des communautés, échanger d’égal à égal, sans juger. Quand je voyage, je veille de plus en plus au côté local du voyage. Cela s’applique dans les rencontres grâce à ces structures communautaires mais aussi dans la cuisine, les hôtels ou lodges dans lesquels je loge."

Aurélie : "C’est voyager en respectant l’homme et son environnement… La seule forme de voyage qui devrait exister !"

Le mot haïtien de la fin ?! À moins que ça ne soit un bouquin ou autre référence…

Adeline : "« Kouman ou yé ? » Si vous dites cela à un Haïtien, devraient suivre un « Pa Pi Mal », un « Mesi anpil » et surtout un large sourire qui offrira une clef d’entrée magique vers un souvenir certainement inoubliable !"

Aurélie : "« Mesi anpil » pour avoir permis à ce voyage de se réaliser. Et aussi des références, pour comprendre ce pays à part… Lisez Dany Laferrière, mais aussi Lyonel Trouillot, Yanick Lahens, Louis-Philippe Dalembert : des auteurs haïtiens contemporains qui sont des témoins en or pour comprendre leur pays…"

Pour visiter le blog d’Adeline : https://www.voyagesetc.fr/
Pour rendre visite à Aurélie : https://www.curieusevoyageuse.com//