Les bidonvilles de Manille ou l’éphémère permanent

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Par Là-Bas Magazine

Posté le 14 février 2013

Une plongée dans la vie de débrouille des bidonvilles de la capitale philippine, par Là-Bas Magazine.


Manille. Gigantesque, bruyante, débridée et infernale, démesurée. La ville, qui recense officiellement plus de douze millions d’habitants, est une superposition aléatoire et incohérente de « shopping malls », de quartiers résidentiels aisés protégés, de barricades et, surtout, de bidonvilles gigantesques, dynamiques et proliférants, où la moitié de la ville s’entasse. Repères des plus démunis, amas de taudis indifférenciés, les bidonvilles souffrent du mépris, des abus et du profit des pouvoirs politiques corrompus : ces quartiers sont également soumis aux influences et à la violence des gangs qui y règnent et sont souvent dirigés par la force du plus offrant. La violence, la peur et l’insécurité y rôdent sans discrétion.

Néanmoins, ces quartiers déshérités s’organisent autour d’une vraie vie communautaire, obéissant à des lois qui leurs sont propres : certains squats, vieux de plus de vingt ans, sont organisés, et respectent scrupuleusement des règles de vie économiques, politiques et sociales logiques et bien définies. De véritables microsociétés en puissance, fortes notamment de leur densité de population au mètre carré et de leur capacité à produire beaucoup pour peu d’argent.

Terreaux fertiles d’idées habiles

Les habitants des bidonvilles font commerce de tout, échangent, recyclent, transforment, inventent… Véritables labyrinthes sombres et effrayants, les bidonvilles n’en sont pas moins un lieu de vie fourmillante où l’on trouve, au détour d’un coin sombre, plusieurs cantines, de nombreux « sari-sari » (minuscule « supérette de proximité », chez l’habitant), des espaces jeux pour les enfants, d’autres conçus pour cuisiner entre femmes, des coins de toilette, des pièces pour jouer aux cartes, aux billards ou aux jeux vidéo, de multiples karaokés et aussi des tabacs… La lumière apparaît, peu à peu, grâce à l’initiative brésilienne « Isang Litrong Liwanag »/« Un litre de lumière ».

Soit une simple bouteille d’un litre d’eau incorporée dans un trou dans la tôle du toit des habitations de squat. La réfraction lumineuse du soleil dans la bouteille permet de produire une intensité comparable à celle d’une ampoule de 50 watts. Une idée lumineuse qui éclaire désormais les soirées dans les squats. Autres nouveaux arrivants, les « Internet cafés », qui font fureur : Facebook est accessible pour tous dans ces lieux qui, loin d’être salubres, n’en sont pas moins connectés… Comment ? Cela reste un mystère.

Zones économiques hors normes

Et puis, pour la plupart, les bidonvilles possèdent une police locale, recrutée en interne pour assurer une surveillance de proximité. Celle-ci, avertie, est adaptée et moins intrusive que la police du pays qui ne s’encombre que rarement des formes… Les ONG y créent aussi des dispensaires, des « boticas » (petite pharmacie) et s’organisent pour tourner avec des médecins volontaires afin de sensibiliser les habitants sur leur santé. Enfin, l’entreprenariat s’y développe vite : initialement motivé par les nombreuses ONG qui travaillent pour aider les squatters à avancer.

Des associations développant le micro-crédit et l’aide à l’entreprenariat du « micro-porteur » existent et grandissent. Sans compter que lorsqu’ils n’ouvrent pas leur propre activité avec l’aide d’associations, les habitants des bidonvilles gardent les enfants des plus aisés, nettoient leur maison, conduisent leur voiture, réparent leurs affaires… En fin de compte, Manille ne pourrait pas vivre ni se développer économiquement sans ces « travailleurs de l’ombre ». Le décalage est saisissant : dans des lieux aussi inconcevables, la cohésion sociale règne, la communication s’implante et la solidarité et l’échange se cultivent.

Lieux d’enjeux

Ces « zones d’habitation illégales » possèdent même un certain pouvoir d’attraction sur ses habitants : beaucoup de ceux qui s’en sont sortis continuent pourtant d’y résider. Je me souviens avec émotion de Mina, 25 ans, belle jeune fille diplômée de l’université en business management, qui, malgré son emploi bien rémunéré, continuait de vivre au squat avec sa famille. Elle pensait même ouvrir un « shop », au coeur de son bidonville natal... « Pourquoi partir ? C’est dur mais j’aime ma vie ici, je veux être auprès des miens ! », m’avait-elle répondu lorsque j’évoquai l’éventualité d’un déménagement. Devoir partir ?

Cela arrive pourtant souvent : feux criminels, accidents domestiques, catastrophes naturelles, préméditations par les pouvoirs étatiques ou par les importantes compagnies industrielles, destructions légales ou à la limite de l‘illégalité ? Fréquemment, les bidonvilles prennent feu : quand ils dérangent, ils flambent, « comme par sorcellerie » et il n’en reste souvent rien… Quelques mois plus tard, étrangement, des tours étincelantes s’envolent gratter le ciel pour y accueillir une autre couche de la population, vivant également les uns au dessus des autres mais avec bien plus de hauteur de plafond… et, une vue, bien sûr, sur le bidonville suivant...

Cécile Quiniou
pour Là-Bas Magazine
N°6
Janv/Févr. 2013
4,90 €