Des "Grigris" venus du Tchad

Culture

Par Laure Croiset

Posté le 15 juillet 2013

Présenté en sélection officielle à Cannes, "Grigris" du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun est sorti sur nos écrans mercredi dernier. Entre conte solaire et drame social, le long-métrage met en lumière une jeunesse qui vit à la marge de la société et n’hésite pas à sacrifier sa vie pour des trafiquants d’essence. Rencontre avec un cinéaste solitaire, mais toujours vaillant.


Pouvez-vous nous raconter comment vous avez rencontré le danseur Souleymane Démé ?

Souleymane est intervenu à un moment où j’étais bloqué. Au départ, je voulais parler de ces jeunes qui se lancent dans le trafic d’essence pour survivre. Mais je trouvais que c’était comme tous les films de gangsters ou les films de genre, il n’y avait rien de neuf. Et un jour, en 2011, je vais au FESPACO. J’ai vu Souleymane sur scène, dans un spectacle de danse et je me suis dit que c’était peut-être lui le personnage de Grigris qui pourrait me permettre de raconter cette histoire, un peu comme un documentaire sur lui, mais en même temps un projet artistique ou un rêve artistique qui est complètement brisé par une réalité sociale. Je me suis dit : voilà un personnage de cinéma dans son occupation de l’espace, sa grâce, ce truc qu’il peut faire, comme un trait de peinture et c’était complètement magique.

Votre film montre une jeunesse en marge de la société africaine. Ça relève presque d’un devoir en tant que metteur en scène ?

Oui, parce que je pense que culturellement, en Afrique, les aînés sont souvent des hommes, donc tous les leviers du pouvoir sont tenus par des hommes d’un certain âge. Donc les laissés pour compte, ce sont les femmes et les jeunes qui trinquent beaucoup. Le pire exemple, ce sont ces jeunes qui prennent la mer parce qu’il n’y a pas d’horizon. Et comme le suicide est tabou en Afrique, qu’on n’en parle même pas, ces jeunes-là, en prenant la mer, nous disent quelque part qu’ils préférent se suicider en mer plutôt que subir ce qu’on leur propose, cette absence d’horizon.

Et moi, je vois tous ces jeunes qui rêvent de faire du cinéma, tous ceux qui pensent que je peux les aider en l’absence d’une politique mise en place pour les accompagner, ils s’adressent donc à ceux qui ont un peu réussi. Mais je suis un seul homme, donc je ne peux pas les prendre en charge. Je sais qu’ils sont exclus de cette espèce d’épanouissement qui se met en place. Et qui mieux que ce garçon, qui mieux que cette fille, peuvent illustrer ces gens qui, la nuit, deviennent autres, jouent des personnages avec ce qu’ils leur restent, c’est à dire leur corps. Et la tragédie, elle est là. C’est un peu ça que je voulais raconter.

Parlez-nous de la manière dont vous avez mis en lumière ces corps, comme une présence fantômatique...

En fait, je voulais rendre compte de cette absence d’éclairage public dans cette ville qui est sans lumière. Du coup, on voit des silhouettes dans la nuit et par moments, on dirait des fantômes.

Le contraste est d’autant plus saisissant avec cette lumière franche de la campagne...

Absolument. Loin de moi l’idée de dire que la vie rurale est mieux, c’est pas du tout l’apologie de la vie rurale, ni de la vie d’avant. Mais c’est un espace d’utopie en réalité. Ce sont des femmes qui vivent dans un village et ont eu un passé. Et ces femmes là, elles réécrivent l’histoire de Grigris et Mimi, en ce sens que le destin de Grigris, quand on voit le film, on peut penser que c’est un tragédien, qu’il va vers sa mort. Et ce groupe de femmes, cette collectivité utopique arrive à réécrire le film lui-même.

J’aime bien l’idée que la révolution, c’est ça, c’est une communauté qui agit pour créer une rupture. Et ça, ça m’a été inspiré par l’association des femmes qui joue dans le film. Elles voulaient faire de la figuration et elles étaient tellement pros et exigeantes et je me disais, c’est pas possible, ces femmes, elles ont une conscience et cette conscience-là m’a touché, parce qu’elles participent à mon travail. Donc c’est un peu en hommage à toutes ces femmes que je connais, toujours à se préoccuper des hommes. Elles passent leur vie à faire de nous des hommes libres, alors qu’on ne donne pas aux femmes les outils pour qu’elles se battent.

Vous revendiquez le côté romantique de votre film ?

Absolument, oui. Mais je pense qu’il en faut du romantisme de temps en temps. Mais je me dis que même s’il y a un background social, il faut du romantisme, parce que c’est chevaleresque. C’est important, surtout dans notre monde, il y a quelque chose d’assez déprimant... On en a besoin pour défier les choses. D’ailleurs, Mimi et Grigris, à partir du moment où ils se reconnaissent, ils font un voyage vers l’accomplissement, vers un nouvel horizon qui s’ouvre. Mais ce n’est pas un regard naïf, parce qu’à la fin quand même, cette communauté se retrouve avec un acte immoral. Donc c’est pas paradisiaque, c’est pas idyllique, c’est pas vierge de tout, il y a déjà un cadavre dans le placard. Donc il y a toujours un problème, même si momentanément, ils ont résolu leur problème. Mais jusqu’à quand ? C’est un autre film.

Est-ce que votre film a bénéficié d’une visibilité au Tchad ?

Oui, en tous cas, ça accélère un peu le projet d’école de cinéma. Le fait qu’il ait été en compétition à Cannes, parce que le ministre de la culture était là. Puis, le film sort en même temps qu’en France, parce que je pense que le cinéma, c’est ça, c’est un moyen de communication et de connexion avec le reste du monde. Le cinéma, c’est ne pas se sentir seul.

Et est-ce que vous ne vous sentez pas trop seul en tant que seul cinéaste tchadien ?

Si. Je me sens solitaire, mais je suis isolé, ce qui n’est pas la même chose. Je me sens isolé, parce que j’estime que le cinéma, c’est une histoire de famille et on est en permanence en guerre. C’est un peu comme si on était dans un western, et que pour avancer, on a besoin que quelqu’un nous couvre. Vous savez, les scènes les plus mythiques dans les westerns, c’est que quand vous faites la guerre, il y a toujours quelqu’un qui fait semblant, qui tire, et pendant ce temps, les autres continuent. Mais quand on est isolé, il n’y a pas de leurre possible, donc on est en permanence à s’exposer soi-même. Et finalement, on est fragile. Mais on n’a pas d’autres solutions, c’est un peu comme continuer de vivre. C’est pas héroïque, il faut juste faire son devoir.