Simplice Ahouansou : "Rien ne vaut l'expérience"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 27 février 2020

Troisième artiste présenté dans le cadre de l’exposition "Empreinte Vodou" des RDV No Mad de Cergy-Pontoise, Simplice Ahouansou, artiste plasticien lui aussi originaire de Porto-Novo, au Bénin, est revenu pour nous aux sources de son art. Entretien ébranlé avec un homme qui a su faire de sa souffrance une source de renouveau et de puissance artistique.


Simplice, la première fois que nous t’avons rencontré, c’était chez toi, dans ta maison de Porto-Novo en 2015, au milieu de tes toiles en création. Aujourd’hui, on se retrouve avec pour objectif de dresser un portrait de toi plus en profondeur, pour revenir aux origines de ton art. Veux-tu donc bien te présenter en quelques mots pour démarrer ?

« Je suis Simplice Ahouansou, un artiste de Porto-Novo, ville où je suis né et qui m’a vu grandir. Je l’adore cette ville ! Depuis mon plus jeune âge, j’ai une prédisposition pour l’art qui a été remarquée tôt à l’école. Mais pas forcément d’un bon oeil au départ… Mes parents ont été convoqués : "Au lieu d’apprendre, il passe son temps à dessiner !", leur a-t-on dit. J’étais dans mon univers : parfois je ne jouais pas avec les autres, je restais dans mon coin, je dessinais dans mon cahier lorsqu’il fallait travailler et je noircissais des pages et des pages avec le chiffre 2. Les adultes se questionnaient pour savoir si j’étais normal. Mais ce chiffre 2 me plaisait, j’y voyais la forme d’un canard qui flotte sur l’eau, je trouvais ça expressif. Encore aujourd’hui, il a évolué mais il m’est resté au point que sa forme se retrouve dans ma signature. »

Quand es-tu né Simplice, et dans quel genre de famille ?

« Je suis né le 2 mars 1964 dans une famille polygame ce qui n’était pas facile car j’étais tiraillé entre ma maman, qui avait déjà eu deux enfants avec un autre mari décédé trop tôt, et mon papa, qui avait déjà deux femmes à sa charge avant ma mère. C’est dans cet univers que j’ai malheureusement atterri. J’y ai vécu des tragédies (La voix de Simplice blanchit, ndlr). J’étais chez moi comme dans une maison étrangère et j’ai beaucoup d’émotions à en parler… »

Les liens avec tes parents étaient-ils distendus du fait de cette composition familiale complexe ?

« Ma maman était une véritable protectrice pour moi. C’était une prêtresse vodou et c’est pourquoi le vodou est une croyance ancrée depuis mon jeune âge et qui m’est naturelle. Ma maman est devenue ma famille toute entière, car mon papa lui, avait autre chose à faire. Je suis leur seul enfant. Mais j’ai deux frères de la même mère et plusieurs frères du même père. Après ma naissance, ils se sont séparés, et j’ai vécu avec ma maman dans un village. Lui venait nous rendre visite de temps en temps et cherchait à me récupérer. Ma mère a accepté de me laisser aller chez lui, à Porto-Novo, après le CM1 car la ville m’attirait. Certes, il y avait l’électricité alors qu’au village, j’étudiais sous la lampe à pétrole mais c’était loin d’être l’eldorado… Et puis, un drame est arrivé. »

Celui qui t’a privé de ton œil ?

« On jouait au tir à l’arc avec un ami… Je suis allé m’asseoir sur un tabouret face à lui et je lui ai dit : "Allez ça y est, vise moi ! Vise bien !". J’étais très jeune, naïf, content de pouvoir jouer avec un copain… La flèche a atterri en plein dans mon œil. J’ai hurlé, il y avait du sang partout. C’était très grave et j’ai été conduit à l’hôpital. Au départ, j’ai perdu l’usage de mes deux yeux, certainement à cause du traumatisme. Je ne voyais plus rien après la première opération, elle n’a pas du tout fonctionné. Ma maman a été prête à tout pour me sauver. Je me souviens de ses paroles, de ses supplications… Elle voulait me donner ses yeux ! (Simplice se met à pleurer, ndlr) Puis j’ai été admis au grand hôpital Hubert Maga de Cotonou. J’y ai eu deux nouvelles opérations, et j’ai recouvré la vue mais d’un œil seulement. En revanche, cela ne m’a jamais handicapé. J’ai toujours fait autant que les autres, je ne voulais pas être en état de faiblesse. J’ai donc pris les devants chaque fois pour faire ce que tout le monde peut faire. »

Comment t’es-tu relevé de ça, Simplice ? Est-ce que l’art a joué un rôle dans ton rétablissement ?

« Pendant deux ans, je suis resté à la maison pour me remettre des séquelles. C’est lorsque je suis retourné à l’école que mes pulsions artistiques se sont réveillées. J’étais toujours le meilleur en dessin, j’aidais les instituteurs à dessiner les cartes de sciences et de géo. Ce qui est sur, c’est que j’étais toujours assez solitaire et que l’art me permettait d’explorer des univers qui n’appartenaient qu’à moi. »

À quel moment en as-tu fait ton métier ?

« Dès que j’ai été majeur, j’ai claqué la porte de chez moi. Avant de dédier ma vie à l’art, j’ai donc dû faire beaucoup de métiers pour vivre, comme des travaux de maçonnerie sur les chantiers. Je sais donc tenir la truelle, creuser des fondations, bâtir ma propre maison, mais je sais aussi labourer un champ, la façon de semer des graines de maïs ou de haricots… J’ai une grande connaissance de la nature et toutes ces expériences ont été enrichissantes. Rien ne vaut l’expérience. J’ai expérimenté la rue aussi, beaucoup de mes amis faisaient de la contrebande, j’ai essayé à mon tour, même si c’était risqué. Et j’ai fait beaucoup de contrebande. J’ai même échappé par trois fois à la mort. Mais grâce à mes économies, j’ai pu retourner à mes premiers amours. J’ai travaillé mon art, loué un appartement, eu des copines... J’avais la liberté, j’étais maître de ma vie. »

Comment es-tu passé de toi dessinant dans un coin à une renommée internationale ?

« Grâce au 1er prix d’art contemporain béninois que j’ai obtenu en 1995 et qui m’a offert beaucoup d’ouvertures. À partir de là, tout a été très vite, j’ai beaucoup voyagé, j’étais appelé à l’étranger pour des expositions, des résidences... C’est comme ça que les choses se sont emballées. »

Peux-tu nous expliquer l’origine de ces fameux collages qui sont devenus ta griffe principale ?

« Tout est né de relations conflictuelles avec ma femme, Mauricette. Nous avons eu un enfant mais à l’époque, je voyageais beaucoup. Je revenais et aussitôt après, je repartais. J’ai donc dû faire face à des différends familiaux jusqu’au jour où je me suis emporté à un point que ma femme a cru que j’étais devenu fou et m’a quitté.

Si j’ai découpé des oeuvres faites de ma propre main, c’est parce que j’étais hors de moi, comme dans un état second pendant lequel je ne contrôlais plus rien. Je ne comprenais pas pourquoi celle que j’aimais voulait partir. J’avais tellement peur pour notre fille, je me référais à ma propre histoire et je trouvais cette séparation catastrophique, je craignais pour l’avenir de cet enfant. À ce moment là, j’étais dans un état d’esprit où j’avais envie d’en finir avec la vie, je ne voulais plus exister et ça passait aussi par le découpage de mes oeuvres. Cette tragédie a été une étape dans ma vie. Heureusement, je l’ai récupérée pour en faire quelque chose d’heureux, l’apothéose de mon travail.

Je suis parti me réfugier chez un ami en France, je me suis reconstitué une famille avec le cercle de mes amis restreints, j’ai recouvré mes sens. Quand je suis rentré à Porto-Novo, j’ai retrouvé mon garage coloré sous des centaines de morceaux. J’ai attrappé une toile et j’y ai installé les morceaux tels que je les ai vu au sol. J’ai pris des photos, et puis j’ai recommencé différemment. Quand j’ai pris un peu de recul sur ce que je venais de faire, je me suis dit que j’étais à un tournant de ma vie : ce que j’avais devant moi, c’était des morceaux de vie. Est-ce qu’il fallait les reconstituer comme à leur origine ? Il n’en était pas question ! Il me fallait envisager les choses sous un nouvel angle. J’ai donc acheté de la colle, ce que je n’avais jamais fait avant, et j’ai fait des assemblages de tous ces morceaux de vie où des formes nouvelles me sont apparues. Je me suis agenouillé, j’ai remercié le ciel et je me suis remis au travail avec une force neuve... Le collage a été pour moi une forme d’art-thérapie et je me suis laissé emporter dans le flot de ce travail jusqu’à produire ma toute première série. »

La souffrance n’est-elle pas la meilleure source de renouvellement pour l’Homme et tout particulièrement pour l’art, comme tu sembles en être l’exemple ?

« Je ne cache pas ma souffrance. C’est trop énorme, c’est une bombe. Lorsqu’elle éclate, il y a de quoi exploser en mille morceaux et ne plus jamais exister. Si je n’avais pas la peinture, je serais sans doute déjà mort. J’essaie d’y noyer ce qui est difficile et de rendre merveilleux la beauté de cette vie qui existe bel et bien et à laquelle on ne peut rester indifférent... »