La diagonale du vide

Vécu et approuvé

Par Mathieu Mouillet

Posté le 29 avril 2019

Peut-on faire un voyage exotique dans son propre pays ? Mathieu Mouillet a marché dix-huit mois le long de la diagonale du vide, un itinéraire imaginaire qui relie les départements les moins peuplés de France. Un roadtrip à 4 km/h, des Ardennes au Pays basque, durant lequel il a exploré les endroits « où il n’y a rien à voir » et collecté les histoires de ceux qui entretiennent avec leur territoire une relation intime. Pour quelles raisons n’abandonnent-ils pas ces campagnes dont tout dit qu’elles vont si mal que ça ? Après un an sur la route, le voyageur arrive aux abords du Massif central.


UN RÉCIT DE VOYAGE DE MATHIEU MOUILLET À DÉCOUVRIR AVEC D’AUTRES SPLENDIDES CARNETS DE VOYAGE DANS LE NUMERO 38 - PRINTEMPS 2019 DE LA REVUE BOUTS DU MONDE EN VENTE ICI.

Chevauchée lumineuse. Le temps s’accélère. Je le sens. Les jours raccourcissent. La température baisse. Je dois aller plus vite sans sacrifier l’essence de mon voyage : rester ouvert à l’inconnu et – le plus difficile – profiter du moment présent sans trop anticiper la suite. J’ai bien fait de passer au vélo.

Le Cézallier est une parenthèse dans mon voyage. Aux confins du Cantal, ses paysages de steppe volcanique évoquent plus la Mongolie que la France. Le coin est paraît-il sauvage, peuplé d’habitants hauts en couleur. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre. Sur le plateau, l’herbe jaunie a des reflets dorés. Les cloches des vaches tintent dans le silence de la campagne. Cette ambiance recueillie mérite un enregistrement.

Au moment même où je sors le micro, débarquent du bout de l’horizon deux tracteurs pétaradant qui se rapprochent à grand bruit et viennent faire hurler leur moteur là, juste devant moi et ma mine désabusée.

Quel est ce mystérieux syndrome qui touche tous les preneurs de sons, photographes et vidéastes de la planète ? Une belle lumière inondant la clairière ? Un nuage la fait disparaître au moment où vous sortez l’appareil ! Le son doux et velouté d’une flûte de berger ? Une meute de chiens déboule, hurlant à la mort quand le micro est prêt. La fresque murale idéale pour une scène de rue ? Un camion vient se garer à l’instant précis où vous alliez déclencher. C’est une loi universelle : les choses disparaissent lorsqu’on s’y intéresse. Qu’on y renonce et les voilà qui resurgissent !

« Les photos préexistent au photographe » disait Édouard Boubat. Elles sont là, quelque part, dans l’attente d’être capturées. À lui de partir à leur rencontre, d’être patient, disponible, à la fois distrait comme un flâneur, attentif comme un pêcheur et d’appuyer sur le déclencheur comme on ferre un poisson. Dans les filets, parfois, une belle prise.

Sur le plateau du Cézallier. Sur les rives du lac du Pêcher, les canettes tintent dans la besace des pêcheurs. Les tritons se laissent bercer par l’onde que le soleil réchauffe. Les joncs se découpent en ombres chinoises dans le soleil couchant… La nuit sera calme. Dans les prés, des citernes pastel rouillent immobiles.

À Allanche, mon téléphone fait un dernier plein avant notre cavale à travers des espaces désertés par l’homme. Chez Josette, je m’informe sur l’itinéraire. « Si je connais Brion ? ! ? Ben oui ! ! ! » L’homme a l’air presque vexé. « J’ai fait des foires là-bas ». Il saisit son verre de cantine, avale son rouge limé d’un trait et disparaît en laissant quelques centimes sur la table.

La patronne enchaîne. « Ici aussi, il y avait des foires, mais c’est fini. Mercredi prochain, il y en a une… Vingt bêtes au foirail. Mais c’est pour le folklore. Comparé aux cinq cents bêtes de l’époque… C’est fini tout ça ! Maintenant on vend les bêtes directement sur internet. On vend bien des humains sur internet… »

Les bêtes sont pourtant là. Toute la montagne résonne des cloches des troupeaux. Avec une densité de 0,5 habitant au kilomètre carré, les vaches sont les vrais maîtres du Cézallier. Les barrières de stabulation, les moulins à vent et les chemins poussiéreux sont les seules traces de civilisation.

À partir de Pradieu, les reliefs arrondis et pelés prennent des allures de steppes. Jean-Claude m’avait dit : « Mon rêve, ce serait d’aller voir la panthère des neiges en Mongolie » Pour la panthère, je ne sais pas mais pour la Mongolie, tout est déjà là ! Au sommet de la montagne de Paillassère, à 1406 mètres d’altitude, ma tente domine la campagne qui s’éloigne en pente douce jusqu’aux monts du Cantal. On se sent toujours plus libre quand le regard porte loin.

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