Reflets d'Inde : Véronique Durruty / Roland & Sabrina Michaud

Culture

Par Laetitia Santos

Posté le 12 novembre 2017

Elle est une photographe et plasticienne qui explore le voyage par les sens et les sensations. Eux sont un couple de photographes mythique qui ont voué une partie de leur vie à l’Inde au travers de la beauté et de la spiritualité. Deux regards qui se répondent le temps d’un article dédié à deux ouvrages que l’on adore : « Mondes indiens » et « L’Inde dans un miroir ». « Aum »...


L’Inde dans un miroir, de Roland et Sabrina Michaud

Avec la profondeur qui les caractérise avant toute autre chose, Roland et Sabrina Michaud, véritables maîtres à penser vivants de la philosophie humaniste, nous dressent un portrait de l’ Inde éblouissant, multiple, intemporel.

S’appuyant sur des gravures d’art anciennes, ils ont fait l’expérience du pays cinquante ans durant, à la recherche de captures d’aujourd’hui, de scènes et de portraits faisant écho à ces images d’antan, tant et si bien que l’on en saisit l’essence immédiatement. Fêtes enchantées, divinités extraordinaires, plantes ou animaux emblématiques, métiers improbables, sensualité de l’éternel féminin, maharadjas et sâdhus, le livre est un tourbillon des sens. Un voyage en images avec poésie et sagesse, porteur de tant de valeurs...

C’est en 1965 que Roland et Sabrina Michaud font leur premier voyage en Inde. Une Inde qui les fascine et où ils retourneront pas moins de 26 fois. En ces contrées, c’est le fil conducteur du miroir qui les guide, celui qui les a fait avancer toute leur vie de photographe durant, avec une curiosité insatiable et une patience à toute épreuve. Ce miroir les aide à « capter des images intemporelles susceptibles de relier le passé au présent et l’art à la vie. Le résultat de ce dialogue passionnant montrant la cohérence et la pérennité d’une civilisation. »

Ici, le kansawallah, ou nettoyeur d’oreilles à base d’huile de moutarde chaude ; là, les barbes « à la rajpoute » des marchands du Rajahstan ; la flamboyance des danseuses de kathak du nord du pays ; à présent un fumeur de hookah, la pipe à eau traditionnelle, tombée en désuétude mais qui perdure pourtant dans les campagnes ; cet ascète jaïn encore, la peau sur les os, jeûnant jusqu’à la mort pour atteindre l’anéantissement et ainsi ne pas tomber dans le cycle infernal des naissances et des renaissances ; en cette page, les hauts turbans des nihang, redresseurs de torts et gardiens de la foi sikh ; l’apparition quasi divine de Rekha et de sa colombe dans un halo de lumière ajouré, la poitrine nue et fière de cette bergère surprise à la sortie du bain sur les rives de la Narmada, la longueur et la brillance des longs cheveux noirs de cette femme à sa toilette... Autant de rencontres qui nous plongent dans un tourbillon de vie frénétique et exotique.

Ajoutez à cela quelques anecdotes délicieuses comme celle de la boisson dite des cinq vaches, mélange de lait, de ghi (beurre clarifié), de caillebotte mais aussi... de bouse et d’urine !, considérée comme le meilleur des purificateurs ! On adore aussi les célèbres Contes du Perroquet, écrits au XIIe siècle, qui rapportent comment un perroquet raconte nuit après nuit de passionnantes histoires d’adultère à sa maitresse pour l’empêcher en l’absence de son mari, d’aller rejoindre son amant.

La spiritualité, si constituante de l’Inde, n’est pas oubliée : des mises en miroir des religions musulmane et hindouiste permettent de mieux en dévoiler les rapprochements et prôner la religion universelle de l’amour à l’image de cette affiche publicitaire placardée dans un coin du Tamil Nadu « There is only one religion - the religion of love - Love all serve all ». Une peinture de rue de l’Uttar Pradesh nous enseigne encore les dix religions présentes sur le sol indien, toutes réunies en cercle autour d’un banian sacré où s’inscrit la syllabe « Aum », son primordial et universel, qui rassemble le amen des Juifs comme des Chrétiens, le amin des Musulmans, le aum des Hindous. Au-delà des formes, on lit ce qui les transcende et les unit.

Le tout avec délicatesse et une véritable poésie des descriptions, à l’image de la Padmini, femme la plus désirable de ce traité d’amour qu’est le kama sutra et qui décrit ainsi la femme lotus : « son visage est avenant comme la pleine lune ; son corps potelé est doux comme la fleur de moutarde ; sa peau est délicate, tendre et claire comme le lotus jaune, elle n’est jamais foncée ; ces yeux sont beaux et brillants comme ceux d’une biche, bien découpés avec une pointe de rouge aux extrêmités ; ses seins sont durs, gonflés et plantés hauts ; (...) son vagin ressemble à un bouton de lotus entrouvert et son fluide d’amour est parfumé comme le lys qui n’a pas encore éclos. Elle a l’allure du cygne et sa voix basse et musicale rappelle celle du coucou... »

Les miroirs, inédits pour la majorité par rapport au premier ouvrage du même nom publié en 1990 chez Nathan Images, sont toujours aussi fascinants à l’image de ce portrait d’un vishnouïte lisant le ramayana que l’on assimile à s’y méprendre à cette peinture murale du dieu singe Hanuman ; ou ce marchand hindou faisant ses comptes avec le souci de précision, apposé à cette miniature de l’école monghole ou un homme lit son rouleau de textes en persan ; ou bien encore l’indienne au dapatta, tout en transparence sous la légèreté de son voile, apparition bien en chair de cette miniature de l’école de Kishangarh datant du XVIIIe siècle.

« L’Inde n’est pas un pays parmi d’autres : elle est un résumé du monde en ce qu’elle contient tout... » Malgré la richesse de cet ouvrage, c’est l’unicité que l’on en retient... Comme ça fait du bien !

Mondes indiens, de Véronique Durruty

Mondes Indiens, c’est la lettre d’amour de l’artiste Véronique Durruty à ses « Mille Indes » comme elle aime à appeler ce pays, multiple et mythique. « J’ai tourné autour de toi, vu d’autres pays de ton monde, les montagnes de ton frère siamois - frère ennemi, le Pakistan, et celles du petit Népal, les grands fleuves du Bangladesh, la feinte douceur du Sri Lanka, les cousins de tes bouddhistes ladakhis au Mustang et au Tibet. Tu ne sais pas ce qu’est une frontière, Mother India, tu absorbes et tu débordes, par capillarité, on ne sait pas vraiment où tu t’arrêtes. »

Pour son dernier ouvrage, pétri comme à son habitude de sensations que l’artiste délivre par le biais de photos, de carnets, de croquis et d’écrits, Véronique y ajoute une série de lettres ouvertes à des personnes croisées en chemin. Elles nous donnent envie de s’arrêter pour lire, plus encore que le reste : une fois qu’on en a dévoré une, on veut avidement passer aux autres. L’écriture y est directe, maline, tantôt impertinente ou bienveillante. On adore celle qui s’adresse au défunt roi du Mustang, que Véronique avait rencontré en son palais ; celle un peu mélancolique, qu’elle écrit à Boomy après avoir perdu sa trace à tout jamais mais dont les dessins d’enfants qui colorent ses carnets continuent à la faire vivre dans sa mémoire ; celle de Tenzin, qu’elle a connu jeune et dont elle imagine à présent qu’il est papa d’un bébé à qui "je souhaite d’aimer autant la vie que toi"... Une correspondance fictive qui instaure un dialogue imaginaire où rien n’est réfréné, et qui témoigne d’un amour passionné à ces terres indiennes.

Des terres indiennes que Véronique Durruty a foulé des dizaines et des dizaines de fois entre 1991 et 2017, des voyages de plus d’un an même parfois... Bien avant que la fête de Holi ne devienne païenne, l’artiste y capturait des clichés bouleversants, éclatants, tellement qu’ils furent repris par un groupe de luxe pour la promotion d’un parfum et un autre fabriquant de téléphone, pour la publicité de son mobile résistant à l’eau ! "Krishna, à l’origine de la fête, y perd un peu de plumes"...

Dans ces 240 pages, on retrouve tout ce que l’on aime dans l’oeil de Véronique : ses flous sensuels qui nous poussent à ressentir, ses plans très rapprochés qui nous font palper, ses couleurs laiteuses d’aube et de crépuscule qui nous permettent d’humer... Nos sens sont en éveil et quoi de mieux pour s’immerger dans ce pays-monde ? Ici plus qu’ailleurs, le travail de la photographe prend toute sa force.

Le voyage commence par Delhi et la vallée du Gange, l’Inde des sources, cette porte d’entrée à laquelle l’auteur voulait échapper la première fois qu’elle y a mis les pieds. "Lors de mon tout premier voyage en Inde, les grandes villes me faisaient peur." Ici, on vit Holi et ses couleurs, le train et ses chaï à toutes heures, "ce thé fait de trop, trop infusé, trop de lait, trop de sucre, trop d’épices", la Kumbh Mela entre chien et loup. "Et je n’ai pas assez de place pour parler des petits enfants qui dorment sur la mobylette (...), des petits notables affalés sur leur moto-rickshaw (...) ; des enfants qui jouent au foot avec des ballons faits de vieux tissus ; des gueules de travers, des membres manquants, décharnés, déformés des mendiants, parfois réduits à des hommes troncs... (...) Et je n’ai pas assez de place pour vous montrer les règles de l’art indien pour traverser les rues..." L’inde déborde largement des pages...

Puis vient le Pakistan, ses levers de lune, ses dal et ses chapattis, ses brochettes de gras de mouton, l’appel à la prière, les chants des petits garçons de l’école coranique, les beaux bouddhas, les couchers de soleil sur les glaces étincelantes des sommets à plus de 8000 mètres... L’Himalaya des lamas, entre Tibet, Ladakh, Mustang et Bhoutan. Là, on pénètre la pénombre des temples, on goûte les momos des montagnes, on accède à Lo Mantang, plus petite capitale au monde que celle du Mustang, protégée du regard des autres par ses hauts sommets, on croise Tenzin, looké à la dernière mode de Katmandou, revenu voir les siens après plus d’un an... On se laisse happer par ce mélangé de couleurs diluées, moines danseurs en mouvement qui nous servent une palette de pigments encore toute fraîche. On passe au Népal, en Himachal Pradesh, dans les montagnes vertes ; On poursuit avec l’Orient de l’Inde, toujours plus végétal, on vit une nuit incroyable au village de Longsha, un coupeur de tête du Nagaland, lorsque des chasseurs ramènent une prise rare, une chèvre de montagne qui donne alors lieu à une cérémonie électrifiante, au son du tambour et des prières pendant que la dépouille se fait partager... Vient le Bengladesh, entre terre et eau, la douceur du Sud, entre Sri Lanka, Tamil Nadu, Goa et Kerala. On conclut notre voyage dans l’Inde des Princes, Penjab, Rajasthan, Gujarat.

On referme le livre des sensations qui fourmillent partout en nous : de l’éclat dans les yeux, des sons résonnant à l’oreille, des fragrances au nez, les saveurs des restos de rue sur les papilles... On s’est fait un grand shoot d’Inde... Et on plâne, incontestablement.