Le tourisme comme réaffirmation de l’identité créole

Société

Par Adèle Boudier

Posté le 2 mars 2019

Marquée par l’esclavage et le colonialisme, terre encore dominée par un système patriarcal, la Martinique s’affirme chaque jour un peu plus comme territoire à part entière. Des images que l’on montre peu, d’une jeunesse active et investie dans ce sens. Loin des stéréotypes tombés dans le langage commun, partez à la rencontre d’hommes et de femmes en phase avec leur territoire et leur culture ; des porteurs de projets forts et inspirants.


« Alors que beaucoup de Martiniquais ne savent plus reconnaître la valeur de leur île, une grande partie de la jeunesse caribéenne a pourtant envie de s’impliquer localement » nous confie Marie-Line de Voyager Vrai, jeune entrepreneure originaire de cette île des Antilles.

C’est donc tout un réapprentissage culturel et la reconstruction d’une fierté collective qui se joue ici. Un réseau de jeunes entrepreneurs souhaitant s’entraider et (re)définir ensemble une Martinique, loin des lobbys. Un développement économique et citoyen semé d’embuches, une place difficile à trouver, dans un petit territoire où postes-clés et richesses semblent correspondre à un cercle bien défini de privilégiés.

Un phénomène de retour aux sources qui se fait sentir depuis environ six ans selon Marie-Line, alors que Chikungunya puis Zika frappent sans que de remèdes ne soient identifiés par le corps médical. De nombreuses personnes se seraient tournées vers les grand-mères et leurs « rimèd razié » pour soigner les fièvres. Issu de la biodiversité incroyable de l’île, ce savoir-faire à manier avec conscience et minutie représente un réel patrimoine immatériel de la Martinique.

De là, les gens auraient commencé à se rendre de nouveau compte de leur valeur, à s’intéresser à leurs ressources naturelles et à leurs traditions de manière plus générale. Au-delà des jardins, le tambour délaissé aurait ainsi retrouvé ses lettres de noblesse.

Face aux visiteurs de passage, ces jeunes entrepreneurs partagent l’envie de construire leur propre tourisme dans une zone identifiée comme étant principalement balnéaire. Et ainsi, inviter les touristes à découvrir la culture et les trésors cachés de l’île. La solution défendue ? Devenir acteur culturel et partie prenante d’un système touristique respectueux de l’environnement dans lequel il prend place.

Crédit photos : ©Voyager Vrai (1ère photo), ©Pierre-Etienne Vincent, ©Carfully (6e)

Marie-Line, fondatrice de Voyager Vrai, l’organisatrice hors-pair de voyages authentiques

Issu d'une introspection autant individuelle que collective, Voyager Vrai est une reconversion professionnelle en accord avec des valeurs fortes portées par Marie-Line. L'aboutissement d'un parcours personnel dans lequel bon nombre de personnes peuvent se retrouver.

Entre migration, chocs culturels et intégration, tout Martiniquais arrivant en métropole doit bien souvent faire face à un accueil empreint de stéréotypes. « Voyager Vrai est pour moi un réel médicament » témoigne Marie-Line. « Une manière de prendre de la distance avec ce que j'étais devenue en métropole. En affrontant un racisme sournois, je me suis moi-même conformée à ce moule te faisant honte de tes racines antillaises, de ton accent. Mais je vois de plus en plus cette envie de retour au pays, cette fierté d'être Martiniquais reprendre sa place. Nous avons des ressources et nous en prenons de plus en plus conscience ».

Questionnée sur le lien parfois compliqué entre Antilles et Afrique, partageant pourtant une histoire commune, elle nous répond avec une conviction ponctuée de quelques regrets. « Je suis aujourd'hui totalement alignée avec ma négritude et mon lien avec l'Afrique. Mais les Antillais ont encore aujourd'hui beaucoup de mal à assumer leurs origines africaines, notamment car nous sommes un territoire dominé et asservi, c'est ce qui est voulu en nous inscrivant dans un système français. Avec Voyager Vrai, l'idée est aussi de créer un pont entre l'Afrique et les Antilles, c'est une réelle volonté que je souhaite concrétiser à l'avenir ».

Courant littéraire et politique, la « négritude » est un concept forgé dans l'identité noire et amené dès 1930 par les poètes et écrivains Aimé Césaire (Martiniquais), Léopold Sédar Senghor (Sénégalais) et Léon-Gontrand Damas (Guyanais). Ce concept est une dénonciation du système colonialiste et une réappropriation sémantique pour une valorisation d'une identité commune.

Des revendications encore en phase avec la société française actuelle, où le poids des mots est une des batailles quotidiennes dans la lutte contre le racisme systémique. Dans cette France « black-blanc-beur » où il faut gagner une coupe du monde pour être reconnu comme Français, le déni de racisme passe donc en partie par la sémantique. Alors que parler de « blacks » ou de « renois » s'est rapidement inscrit dans le langage courant, ces détournements sont de plus en plus identifiés et critiqués, comme l'explique l'article « Pour une utilisation décomplexée du mot noir » par le magazine Slate.

Estelle et Synthia de D.E.S Découvertes, les « dénicheuses » d’initiatives durables

Estelle et Synthia, c'est l'histoire d'une rencontre. Un binôme en parfait accord et une belle amitié renforcée par un projet professionnel axé sur le tourisme durable. Le point de départ ? Leur retour de métropole, avant même de se connaître, avec la volonté commune d'intégrer une formation d'accompagnatrice touristique, spécialisation « éco-tourisme ».

En lien avec les acteurs locaux, elles défendent donc un tourisme humain aux retombées économiques significatifs sur le territoire.

Le bilan économique 2016 de l'Insee nous rappelle en effet que les croisières correspondent au second type de tourisme majoritaire en Martinique (31,9%) alors que les recettes qui en sont liées ne représentent que 3,4% des recettes totales.

Dans ce contexte, Estelle et Synthia, en collaboration étroite avec Marie-Line de Voyager Vrai, forment une équipe soudée qui saura dénicher et mettre en avant les pépites martiniquaises. Toujours à l'affut et à la recherche de nouveaux acteurs engagés pour des excursions au plus près des locaux !

N'hésitez pas à parler apiculture à Synthia, incollable sur le sujet. Pas de surprise pour une fille d'apiculteurs ayant grandit entourée des ruches de Maniba, la miellerie familiale à Case-Pilote. Côté gourmandise, Estelle n'est pas en reste. Les plus chanceux dégusteront les magnifiques plats de sa maman Michelle ! Rendez-vous « Chez nénette » dans notre article « Plaisir des papilles à la sauce créole ».

Anaïs du Domaine de la Vallée, l’agricultrice passionnée et engagée

Dans cette même défense de l’écotourisme, nous sommes allés à la rencontre d’Anaïs, reprenant le domaine familial et s’impliquant politiquement autant que personnellement dans l’agriculture. Un secteur dans lequel elle met toute son âme, son énergie et sa générosité.

De nombreuses terres de l’île sont en effet un paradis pour une agriculture durable. C’est après un parcours au cœur de la forêt tropicale que vous trouverez le Domaine de la Vallée où Anaïs vous parlera avec passion des plantations familiales.

De quoi s’extasier devant une verdure aux mille vertus. Vous y découvrirez des plantes médicinales autant que des petits bonheurs pour les papilles. Laissez-vous surprendre par les secrets de l’arbre du voyageur gardant l’eau de son tronc pour sauver les plus assoiffés !

Côté innovation, le challenge d’Anaïs est la vanille. Connaissant son coût élevé, il nous est pourtant difficile depuis nos fourneaux d’imaginer la difficulté et l’implication personnelle que cette culture représente. Très « possessive » la vanille risque par exemple de mal réagir si quelqu’un d’autre vous remplace auprès d’elle… C’est donc une attention toute particulière qui est donnée à cette nouvelle relation, et ce, particulièrement lors de la pollinisation effectuée à la main.

Renaud de Lakou a, l’homme ancré à la terre et à ses traditions

C’est une nouvelle histoire de reconversion que nous conte Renaud au cœur de cette forêt tropicale luxuriante, pieds nus sur cette terre rouge à laquelle il préférait pourtant la ville quand il était enfant… « Je me suis aperçu que c’était finalement le seul lieu où je ne voyais pas le temps passer ».

Entrainé par cette envie folle de faire revivre une tradition en perdition, de la réintégrer dans le milieu rural qui l’a vu naître, c’est un cri du cœur qui a mené cet ancien géomètre-topographe auprès de ses racines. Une prise de conscience qui l’a conduit vers l’agriculture puis la redécouverte d’une culture de l’arrière-pays dont le bèlè fait parti.

Le bèlè, c’est cette musique et cette danse issues de l’esclavage et répondant au son du tambour et du ti-bwa. Une aventure culturelle, historique et musicale dans laquelle Renaud s’est jeté, avec la volonté de transmettre savoir et savoir-faire à un public de visiteurs comme de jeunes Martiniquais. Son ambition ? Développer un projet économique et social pour préserver tradition et culture sur son île natale.

« C’est par l’échange et la rencontre que nous devons nous définir, et ce, malgré la société individualiste dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ». Et le bèlè c’est tout ça : de la danse, de la musique, du chant : « Je ne pourrais jamais faire tout ça seul, le bèlè amène donc à de la tolérance, et c’est dans ces valeurs-là qu’il faut instruire et éduquer nos enfants. Si nous enlevons le caractère social de l’Homme, nous revenons vers une animalité ».

Yoann, Satyam et Jérôme de Carfully, les businessmen en accord avec leur territoire

Une réelle identité et un ancrage caribéen fort, c'est ce que défend Carfully, plateforme de location de voitures entre particuliers dans la Caraïbe. Loin d'être un outil numérique bloqué dans le monde du web, Carfully est perçu comme un moyen d'entraide, une alternative aux agences de location habituelles, bien souvent des multinationales au faible impact économique sur le territoire.

Ici, c'est le lien avec les locaux qui est mis en avant. S'inscrivant dans un contexte touristique fort, la volonté est donc de faire de la location de voitures, un outil de rencontre, avec un accueil personnalisé et peu d'attente à l'aéroport.

« Créée en 2012, l'agence de huit employés regroupe aujourd'hui neuf-cent voitures et représente 2,5 millions d'euros reversés aux Martiniquais et Guadeloupéens. Le revenu annuel moyen étant d'environ 350€ par mois pour un propriétaire… De quoi finir les fins de mois difficiles » nous explique Yoann.

Côté « business model », c'est un étonnant constat que le jeune entrepreneur soulève « Il faut qu'on arrête d'aller vers la métropole pour la recherche d'investisseurs car notre image est trop marquée par des stéréotypes et du folklore qui empêchent d'avoir un regard positif sur nos projets ». C'est donc en se tournant vers l'international que l'équipe de Carfully compte bel et bien se développer.