Kassovitz met le peuple kanak dans la lumière avec "L'Ordre et la morale"

Culture

Par Laure Croiset

Posté le 14 novembre 2011

Ce mercredi sort "L’Ordre et la morale", le nouveau film de Mathieu Kassovitz qui revient sur les évènements d’Ouvéa qui ont opposé des indépendantistes kanak à des militaires français en 88. Kasso a choisi ce sujet politique et polémique pour son retour et en profite pour raconter à Babel Voyages ses mois de travail dans le Pacifique aux côtés d’un peuple étonnant : les Kanak. Interview d’un mec pour qui le combat continue.


Comment s’est passée votre première rencontre avec le peuple kanak ?

"Ma première visite chez les Kanaks s’est faite en 2001. Je suis allé chez Mathias Waneux, un élu d’Ouvéa qui est devenu un ami et qui nous a aidés à faire le film ensuite. J’ai donc passé quinze jours sur cette toute petite île où il n’y a pas d’hôtel, ni de commerce, y’a rien, y’a la mer, y’a la terre et basta. Et pour pouvoir aller là-bas, j’ai eu la chance de passer par un ami qui est comédien, qui m’a dit qu’il les connaissait et qu’il avait passé six mois dans une tribu."

A ce moment-là, vous n’aviez pas encore le film en tête ?

"J’avais lu une enquête qui était un minute à minute et je trouvais ça incroyable. Mais je me suis dit, je suis à 25 000 kilomètres, je ne les connais pas, je ne sais pas qui appeler. Finalement grâce à mon pote, j’y suis allé, je leur ai demandé s’ils pensaient qu’on pouvait faire un film. Et les gens avec qui on était nous ont dit que ça allait prendre du temps, que ça faisait dix ans que les événements s’étaient passés, que c’était encore douloureux, mais que si j’étais persévérant, pourquoi pas."

Qu’avez-vous appris à leur contact ?

"Tout : la qualité de vie qu’ils se sont eux-mêmes autorisés, avec laquelle ils vivent au quotidien. Le fait que ce sont des gens qui n’ont rien sauf une terre qu’ils cultivent, une maison qu’ils ont fabriquée avec leurs voisins et donc une communauté qui fonctionne grâce à la nature. Quand ils vont pêcher, ils vont pêcher pour toute la communauté, jamais tu verras quelqu’un revenir de la pêche avec juste quelque chose pour lui, ils ramènent tout le temps pour la communauté. Donc c’est une nouvelle culture qu’on découvre qui est très présente et qui n’est pas du tout comme quand on arrive parfois dans certains pays qui ont été colonisés depuis trop longtemps et qui ont perdu un peu leur âme. Là, leur âme est présente partout. On découvre des gens qui fonctionnent de manière totalement différente de la nôtre et quand on met en parallèle l’histoire que je veux raconter dans ce film, on arrive à trouver un sujet assez fort."

Vous pouvez nous expliquer le principe de la coutume là-bas que vous avez dû pratiquer pour préparer votre film ?

"Il y a ce qu’on appelle tout un chemin coutumier chez eux. Quand vous allez à Ouvéa, que vous voulez prendre des photos des villages parce qu’ils sont magnifiques, vous n’allez pas prendre des photos comme ça, vous allez demander aux gens si ça ne les dérange pas qu’on les prenne en photos, ça se fait avec un minimum de considération et ça se fait avec le temps de la discussion. C’est pas juste : "Est-ce que je peux avoir l’autorisation ?" - "Oui, merci beaucoup." Non, il y a le pourquoi vous voulez le faire, d’où vous venez, qu’est-ce qui vous intéresse et ça peut arriver que les gens vous laissent leur case, ils vont dormir ailleurs et ils vous laissent dormir chez eux pendant une semaine. Mais à partir du moment où ils vous acceptent chez eux, ils sont responsables de votre santé. Donc il y a tout un engagement qui se fait. Si vous vous blessez chez eux, ils vont être responsables de cette blessure, donc c’est un engagement complet. Du coup, quand on s’engage à faire un film sur la mort de leurs enfants, on s’engage aussi de manière assez profonde avec eux et ça prend le temps de se mettre en place, qu’ils comprennent ce qu’on veut faire et pourquoi on veut le faire."

Ce film a-t-il permis des retrouvailles entre les kanaks et les familles des victimes ?

"C’était un des buts de l’entreprise. Quand on leur demandait s’ils acceptaient qu’on fasse un film dessus, ils nous ont dit que ce qui les intéressait si ce projet existait, c’était de pouvoir se réconcilier avec les familles des victimes. Et ça, ils en ont dramatiquement besoin. Maintenant, il faut que les autres familles des victimes voient le film, que les familles des gendarmes aussi, qu’ils aient cette volonté et que les autres continuent leur travail. Après moi, je ne veux pas rentrer dans une histoire qui n’est pas la mienne. Mais s’ils arrivent un peu à refermer ces plaies d’un côté comme de l’autre, ça serait une très bonne chose."

Vous avez tout de même perçu une évolution positive ?

"En tous cas, je crois à leur volonté. Sur un film comme celui-là avec une actualité aussi présente, le référendum de 2014, les choses qui peuvent exploser d’un moment à l’autre là-bas, tourner avec les enfants des victimes, les cousins et les gens qui étaient sur place, t’es obligé d’être extrêmement prudent et engagé. T’es obligé d’aller jusqu’au bout de ta démarche. Je crois que je ne trouverai pas un film qui me demande d’être engagé à ce point-là. Je l’ai fait un peu avec La Haine car on s’est engagé à vivre en banlieue, à rencontrer des gens et leur montrer notre respect. Là, c’est la même chose mais à l’échelle d’un pays. Après, je ne me sens pas responsable, je fais mon travail de cinéaste, mais en ayant un minimum d’éthique, de conscience politique, je dois connaître mon sujet, savoir ce que je fais, pourquoi je le fais, pouvoir m’en défendre après et surtout ne pas créer plus de problèmes qu’ils en ont déjà. Mais ce film permet aussi de parler des kanaks. Pour eux, ce qui est intéressant, c’est si vous les montrez et si vous en parlez. Savoir qui sont ces kanaks, ce qu’ils nous apportent, quelles sont nos différences. Si vous arrivez à mettre ça en lumière, alors ça a un sens. C’est l’ignorance qui les tue à petit feu. Ne pas savoir qui sont les Kanaks ou quand on en parle et que les gens disent "quoi ?", pour eux, c’est une horreur. Donc maintenant ça va mettre leur nom sur la carte et ils vont pouvoir être reconnus. C’est très important pour eux."

Vous sortez de ce film en étant un homme différent ?

"Les kanaks, c’est une société qui vit à l’opposé de la nôtre, basée sur un fonctionnement totalement organique et le respect de la parole donnée, des clans, des familles, une coutume qui unit tous ces kanaks de Nouvelle-Calédonie et qui leur donne leurs lois, leur façon de se comporter les uns envers les autres, ce qui leur permet aussi de se construire. Tous les gens qui sont allés à Ouvéa en sont revenus transformés, il n’y a personne je pense qui soit allé là-bas, qui ait rencontré les kanaks et qui en soit revenu indemne. Parce que déjà les gens sont extraordinaires, leur façon de vivre est étonnante et puis lorsque l’on revient dans nos pays à nous et qu’on voit que nos systèmes ne fonctionnent pas, on se dit que ce sont des modèles de civilisation à préserver absolument et qu’on pourra peut-être y faire référence une fois que nos systèmes se seront complètement écroulés..."