Stéphanie Ledoux : "On s’attendait à voir sortir un ptérosaure volant de la forêt !"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 7 octobre 2018

Il y a quelques semaines à peine, on partait en voyage à Madagascar aux côtés de Stéphanie Ledoux, carnettiste de talent, à l’occasion de son exposition à la librairie du musée du Quai Branly. Voilà que l’on poursuit notre dialogue avec elle pour parler cette fois-ci de la Papouasie occidentale pour laquelle elle sort un ouvrage, collectif celui-ci, intitulé "Au premier matin du monde". Cap sur un morceau de planète vierge et intact... Le nôtre.


« Au premier matin du monde » sort le 11 octobre prochain aux éditions Hozhoni. Peux-tu nous parler du choix de ce titre ?

"C’est extrait d’un poème de François Cheng qui dit que toute expérience de la beauté fait ressentir l’émotion suscitée au premier matin du monde. C’est un hommage à la pureté de la nature des origines avant qu’elle soit abîmée par l’Homme."

Replongeons-nous dans ce voyage que tu as réalisé à la fin de l’année 2016... Comment t’es-tu retrouvée embarquée sur cette expédition naturaliste ?

"C’est un voyage imaginé par la fondation Iris avec une mission particulière : sensibiliser le grand public à la beauté de notre planète, montrer qu’il existe encore des endroits qui ne sont pas abîmés. Souvent, le discours environnementaliste est assez alarmiste et très culpabilisant. Nous voulions montrer qu’il y a encore des endroits intouchés et grâce à la sensibilisation par la beauté de ces paysages, donner l’idée que la planète est fragile et qu’il faut tout faire pour la préserver avant qu’elle ne soit abimée. C’est de la prévention environnementale via la sensibilisation par le beau.

Il y avait dans l’équipe des naturalistes, des scientifiques et des artistes dont un photographe animalier suédois, un photographe sous-marin suédois aussi, un pilote de drône et vidéaste, et un peu comme au temps des expéditions naturalistes, j’avais le poste de dessinatrice à bord. Ce qui était une super expérience, j’ai toujours rêvé de faire ce type d’expédition…"

Et tout ce petit monde a donc pris la mer, avec pour cap la Papouasie Occidentale...

"Nous sommes partis dans deux zones : l’archipel des Raja Ampat et une zone nommée le cou de l’oiseau. L’île de la Papouasie-Nouvelle-Guinée a la forme d’un gros oiseau et on parle du cou d’oiseau pour localiser le Nord-Ouest de la Papouasie, côté indonésien. C’est un voyage qui a duré un mois et qui a eu lieu à bord d’un voilier traditionnel indonésien en bois, absolument magnifique.

Là, on se sentait vraiment dans la peau du fameux naturaliste Alfred Wallace, sur les traces duquel nous sommes partis. C’était un contemporain de Darwin qui a mis au point une théorie sur l’évolution et la sélection naturelle. Et cet Alfred Wallace a publié ses mémoires en 1869 dans un livre intitulé The Malay Archipelago*. C’était le livre de chevet de l’expédition, c’est dans les traces de cet explorateur que nous avons marché. C’est un monsieur qui a fait beaucoup pour la science mais qui est beaucoup moins connu que Darwin car il a été moins fort pour publier ses théories et se faire connaître, il n’en est pourtant pas moins important.*"

Il devait vraiment s’agir d’un voyage dans une espèce de pureté naturelle…

"Oui, des paysages de planète vierge de l’impact humain. Ça c’est assez bouleversant, se dire que oui, il y a des endroits qui sont gâchés par le tourisme de masse, qui sont pollués, des endroits qui subissent le réchauffement climatique, la montée des eaux, la surexploitation des ressources, la disparition de la biodiversité… Mais il y a aussi des endroits aquatiques comme terrestres qui n’ont pas beaucoup changé depuis l’arrivée de l’Homme. Nous avons longé des côtes où il n’y avait aucune trace de présence humaine. On s’attendait à voir sortir un ptérosaure volant hors de cette forêt. Et en terme de milieu aquatique c’était pareil, extrêmement préservé. Tu réalises qu’il y a des récifs coralliens qui sont intacts, qui n’ont pas du tout blanchi. Tu plonges dans des récifs où tous les poissons sont encore présents, parce qu’il n’y a pas eu de prédation par l’Homme. C’était bouleversant de s’apercevoir que ça existe encore de telles zones..."

Oui en terme d’émotions, ça devait être très puissant !

"C’était bou-le-ver-sant ! Ça a été une révélation ce voyage, j’étais vraiment dans un état second tout le temps de l’expédition. Il y a eu cet effet chez tous les membres de l’équipage, parce que nous étions coupés du monde, sans connexion, en complète autarcie pendant un mois. Vivre des choses aussi rares et privilégiées, le vivre ensemble et que ça se passe aussi bien, c’était vraiment quelque chose de spécial. S’arracher à ce beau voyage et rentrer en plein hiver français a été difficile..."

Quand tu vis une telle expérience de pureté et qu’en parallèle, il y a toutes ces actualités très anxiogènes sur l’effondrement de notre environnement, la catastrophe que représente le plastique, l’extinction des espèces en masse..., ça t’évoque quoi ?

"Déjà tu n’as pas envie de revenir (rires) ! Et puis tu as envie de crier sur tous les toits qu’il faut faire attention à notre façon de consommer, qu’il faut changer nos habitudes, prendre nos responsabilités. Idem pour le tourisme : il faut voyager de façon plus éthique. Mais les pays occidentaux n’ont plus le monopole du tourisme et ces endroits très attrayants commencent déjà à attirer des touristes locaux, indonésiens, chinois… et qui n’ont pas forcément les mêmes critères de durabilité. Ça fait très peur. Des zones qui ont été protégées jusque-là parce que très reculées ne vont plus l’être pour longtemps, le tourisme s’y développant en masse. Ce qui inquiète beaucoup aussi, c’est l’impact des réseaux sociaux : avec Instagram et autres, on a très vite fait de donner envie. Alors lorsque l’on rentre d’un endroit comme ça, on est vraiment partagé entre l’envie de montrer à quel point c’est beau pour donner envie de protéger et en même temps, se dire qu’on ne veut pas nourrir l’industrie touristique en révélant ces endroits encore méconnus et préservés. C’est un drôle de dilemme avec lequel il faut composer."

Côté rencontres humaines, est-ce que là aussi ça a été un choc ?

"Nous avons pas mal navigué le long de côtes qui étaient totalement sauvages. Pendant des jours et des jours, on ne croisait aucune présence humaine. Mais on a vécu quelques moments d’anthologie lors de rencontres avec les Papous, dans des endroits tellement isolés qu’ils ne voient jamais passer personne. Je pense notamment à un moment où nous sommes remontés le long d’une rivière et où l’on s’est arrêté dans un village : tous ceux qui avaient moins de 30 ans n’avaient jamais vu d’Occidentaux ! Alors oui, c’était un sacré choc des cultures ! Certains nous attendaient tout nu sur la plage (rires) ! Là tu te sens vraiment dans la peau du fameux naturaliste Alfred Wallace ! On se lisait souvent des petits morceaux de son récit de voyage et il y a vraiment des endroits où l’on sentait que ça n’a pas changé depuis cette époque. Notamment le débarquement en bateau sur la berge d’un village avec les Papous qui t’attendent, alors que tu ne sais pas du tout comment tu vas être reçu, si leurs intentions sont bienveillantes ou non, et eux qui doivent certainement se demander pareil de nous... ! Ce sont des moments où je me suis retrouvée, moi, à faire le premier pas vers eux et à briser la glace à travers le dessin..."

Vous avez passé beaucoup de temps parmi eux ?

"Nous avons passé des journées entières parmi eux et le soir, nous retournions dormir sur le bateau. Une fois qu’ils avaient compris nos intentions, les Papous ont été super fiers de nous emmener sur les sites de parade des oiseaux de paradis et de nous partager d’autres secrets comme ça. Il a vraiment fallu gagner leur confiance pour qu’ils puissent nous conduire aux bons endroits dans la forêt..."

Quelle a été l’expérience la plus insolite pour toi ?

"On s’est baigné dans un lac d’eau salé rempli de méduses, au cœur d’une île, Misool**. Elles ont été enfermées là il y a des milliers d’années et se sont reproduites entre elles dans ce lac. Et parce qu’elles n’y ont pas de prédateur, elles ont perdu leur pouvoir urticant. Il y a des endroits dans ce lac où il y a une telle densité de méduses que tu es obligé de les pousser pour arriver à nager parmi elles ! Du coup, tu les sens tout autour de ta peau, gluantes et qui pulsent, tu prends vraiment un bain de méduses ! C’est très insolite, ça m’a beaucoup marqué ! J’ai dessiné au milieu de ces méduses, j’avais amené du matériel de dessin qui va sous l’eau. J’ai passé quelques heures à dessiner des méduses immergée dans ce même banc de méduses !"

Une invitation à la réflexion pour clore ?

"Au-delà de ce choc naturel et culturel, il y a vraiment eu une magie dans l’entente entre nous sur ce bateau. Je m’attendais à ce que ça soit difficile de vivre avec 10 personnes sur un bateau pendant un mois sans intimité, sans confort etc, mais tous les gens à bord étaient extrêmement talentueux, chacun avec sa spécialité, d’une grande simplicité et accessibilité. Une des grandes révélations de ce voyage, c’était aussi ce coté humain. Tous les soirs, chacun initiait les autres à sa spécialité : on a eu des cours de drone, des cours de montage vidéo, de retouche photo, des cours de plongée, de photos aquatiques... J’ai donné des cours de dessin pour ma part, on a eu des conférences de biologie marine aussi… Il y avait vraiment une belle émulation sur ce bateau, tous unis dans une démarche de partage. Ça devrait toujours être comme ça, entre tous les Hommes...

Et puis j’ai envie de reprendre le mantra de la Fondation Iris : Sauvegarder la fragile beauté du monde. Avec cet ouvrage collectif et à ma petite mesure, j’ai tenté de montrer la beauté des paysages de notre planète, l’exubérance de sa faune et sa flore, pour faire prendre conscience aux lecteurs de l’urgence de préserver ces écosystèmes uniques. Les changements climatiques sont globaux, et notre mode de vie dans les pays développés impacte malheureusement la planète entière. Il est à la portée de chacun, par des gestes quotidiens et par le changement de ses habitudes de consommation de faire la différence. Et il est urgent de se sentir tous concernés pour prendre soin de notre belle planète... "