Alexandre Sattler : "Le mouvement fait partie du rêve de l'humanité"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 22 mai 2020

Il est un des grands baroudeurs de ce monde, photographe, reporter, humaniste. Il est aussi l'auteur de la photographie choisie pour l'affiche de la 6ème édition du No Mad Festival, reporté aux 29 et 30 août prochains pour cause de coronavirus. Entretien avec un autodidacte passionné qui a suivi sa voie intérieure...


Alexandre, commençons par remonter aux sources de celui que tu es : ton enfance. Où as-tu grandi et quelles études as-tu suivi ?

« J’ai grandi en Alsace, dans les montagnes vosgiennes, au cœur d’un petit hameau d’une trentaine d’habitants. J’ai passé mon enfance à jouer dans les arbres et dans la forêt. J’ai profondément aimé cela, à tel point que ça a dirigé mes études vers la nature. J’ai fait un BTS de gestion et protection de la nature et de l’environnement sur Annecy pour devenir animateur nature et parallèlement à ça j’ai fait une formation de guide montagne. C’était évident pour moi de bosser en lien avec le vivant et l’environnement. Ça l’était beaucoup moins pour mes parents qui souhaitaient que j’ai un métier safe. Mon père a très vite compris que couper un arbre rapportait beaucoup plus que de le protéger. J’ai constaté dès lors qu’il y avait deux logiques : une économique et matérielle et une plus proche du monde du vivant. C’est vers celle-ci que je me suis tourné… »

Et le voyage, comment s’est-il présenté à toi ?

« C’est à l’âge de 18 ans que j’ai eu envie de voyager. J’étais très attiré par l’Afrique, peut-être à cause du message de la musique reggae qui nous parlait de retour à la terre. Je suis donc parti avec une association baptisée Les amis de la terre, pour aller faire un chantier bénévole de 3 semaines. Après mes études, je me suis passionné pour l’ethnologie, l’anthropologie, les peuples premiers, j’avais à cette époque un bouquin dans les mains qui racontait une histoire romancée en Australie avec les aborigènes. J’ai trouvé ça magnifique, le lien de ces peuples premiers à l’environnement, cette connexion que nous autres avons perdu. Et je me suis envolé en Australie pour aller à leur rencontre, m’immerger. J’ai alors embarqué un appareil photo dans l’idée de transmettre. J’avais 21 ans à peine, je me suis acheté un van, j’ai fait le tour du pays et je suis allé à la rencontre des différentes communautés aborigènes pour documenter la réalité de ce peuple en 2000 - 2001. Le virus du voyage m’a attrapé à ce moment là. En rentrant en France, je n’avais plus qu’une envie : me nourrir d’ailleurs, de saveurs, de couleurs, de cultures, de différences. »

Tu parles d’Australie, d’Afrique… Pourtant l’Asie est un de tes grands amours. Comment ça s’est fait entre vous ?

« Il se trouve qu’en Australie j’étais tombé amoureux d’une Japonaise. Je suis donc parti la retrouver et j’ai passé un peu plus d’un an au Japon. C’est comme ça que j’ai mis les pieds en Asie pour la première fois, ce qui a permis d’asseoir encore une fois ce goût du voyage, cet amour de l’autre, cette envie de rencontre et surtout remettre en question mes propres croyances à travers le voyage car du Japon, je n’avais l’image que d’un pays trop moderne… »

Tes propres croyances justement, qu’elles étaient-elles ? On sentait tout à l’heure lorsque tu évoquais ton papa que vos idées diffèrent radicalement. Le voyage a dû renforcer ça. Comment fait-on pour se construire dans la direction que l’on souhaite tout en n’étant pas soutenu ?

« Ça a pris beaucoup de temps. Pendant des années mon père trouvait que je perdais mon temps car je ne cotisais pas pour ma retraite. Et pendant plusieurs années, on s’est très peu parlé. Nous étions dans des réalités tellement différentes... Je comprends la sienne. Mais la mienne était beaucoup plus en lien avec les valeurs que je nourris intérieurement. J’ai toujours voulu mettre du sens au cœur de mes actions, au cœur de ma vie et de mes choix. Mon père pas du tout : pour lui, la priorité c’était d’être stable, d’avoir une sécurité matérielle et financière. Avec les années, voyant que je vivais très bien de la photographie et du voyage, il a été rassuré lui qui est dominé par ses peurs. Et nos relations se sont apaisées. C’est ce que j’ai réussi à faire en suivant finalement ma voie intérieure… »

Après ton année au Japon, que s’est-il passé ?

« Je suis rentré en France et j’ai rejoint l’Association française des volontaires du progrès pour aller faire des missions à l’étranger. Je trouvais que c’était intéressant de vivre une expatriation, de voyager pour donner du temps et en prendre aussi pour soi. C’est une notion primordiale pour moi que celle du temps lorsque l’on parle voyage : j’aime partir avec un billet aller sans savoir lorsque je reviendrai pour laisser la porte ouverte à l’inconnu et à l’imprévu. Ma mission de volontariat m’a fait atterrir au Laos. J’y ai vécu pendant un an et demi et j’y ai travaillé en tant que directeur d’un centre culturel provincial dans le sud du pays. Pendant cette année là, je m’étais acheté un appareil photo plus correct et pendant mon temps libre le week-end, je partais avec une petite moto jusque dans les villages et je passais du temps avec les habitants. C’est là où j’ai vraiment commencé à faire des images. »

Totalement autodidacte alors…

« Complètement. Ma première expo photo ne s’est faite qu’en 2008, à l’ambassade de France à Ventiane. Il s’agissait de scènes de vie au bord du Mékong. À partir de là, j’ai compris que mes photos pouvaient plaire. Mais ça m’a pris du temps car je ne m’en sentais ni la prétention ni la légitimité n'ayant pas étudié le métier. »

Les portraits du monde entier, c’est ta griffe aujourd’hui. Est-ce que ça a été ça d’emblée ? Les rencontres, les visages…

« Ce qui me plait dans le voyage, ce sont les hommes et les femmes que l’on rencontre en effet, le lien que l’on va créer, les échanges que l’on va réussir à mettre en place. C’est donc forcement ce que je photographiais le plus. Après seulement je photographiais les paysages pour contextualiser l’humain dans son environnement naturel et culturel. »

Qu’as-tu retiré de toutes ces rencontres avec les différents peuples du monde qui vit le plus intensément en toi aujourd’hui ?

« J’en retire une forme d’humilité d’une part, et la notion de résilience de l’autre. Avec la crise actuelle du Covid, on se rend bien compte que l’on ne sait plus rien faire par nous même. Quand je me retrouve face à mon jardin, je ne sais même plus comment planter une tomate ! Nous avons oublié comment fonctionnait l’essentiel, on s’est détourné pour aller vers une sorte de désillusion matérielle dans laquelle on s’est complètement noyé. La leçon enseignée par les peuples premiers, c’est cette notion d’essentielle : eux sont dans le lien, savent se nourrir, ils sont résilients, autonomes.

Dans un cas de crise mondiale comme aujourd’hui, on se rend bien compte que ceux qui s’en sortent le mieux ce sont ceux qui ne sont jamais allés tres loin dans la notion de développement. Ils n’ont toujours pas de compte en banque mais sont toujours en lien avec le vivant, savent se nourrir, où trouver l’eau et comment se soigner de manière naturelle. À mes yeux, la véritable leçon serait de redéfinir ce que c'est d'être développé et ce qu’est l’intelligence. »

Crois-tu au fait que cette crise puisse amener des changements profonds dans notre société ?

« Nombreux sont ceux qui prennent le temps de la réflexion pour s’interroger sur le sens de sa vie et les nouveaux choix à faire, la nouvelle direction à donner, donc je trouve qu’à titre individuel, c’est très intéressant. Les gens ont enfin cet espace de liberté pour pouvoir se poser tranquillement et réfléchir à la suite. Mais le système va t-il réellement changer pour autant ? Va t’on assister à la fin du capitalisme ? J’aimerais bien… Je crois que je nourrissais secrètement cette idée d’effondrement déjà avant la crise, pour voir émerger d’autres codes sociaux au sein de notre société. C’est peut-être le moment ? Le covid-19 a accéléré cette notion d’effondrement dont on parlait beaucoup à travers la crise climatique, la perte de biodiversité... On va avoir le choix du changement et de la transition : reste à savoir si les gouvernements vont aller dans le bon sens en terme de choix politique... »

Et si on fait le lien entre la crise du corona virus et le voyage, penses-tu que cela remettra en cause la volonté des Hommes à voyager ? Fais-tu partie de ces gens qui pensent qu’à l’heure de la crise environnementale, il faudrait complètement arrêter de voyager ?

« Si on reprend histoire de l’humanité, l’homme a toujours cherché à se déplacer que ce soit pour aller dans le village ou la vallée d’à côté : le mouvement fait partie du rêve de l’humanité. On a toujours été là pour découvrir ce que l’on ne connaît pas, le mouvement fait partie intégrante de nous et de notre génétique donc l’Homme continuera de se déplacer, c’est évident. Mais à 8 milliards de personnes, tout dépend de comment on se déplace. Si tout le monde veut prendre un avion et aller dans un club all inclusive, c’est compliqué. Mais après la crise, les gens vont peut-être moins voyager en avion, plus à pieds je l’espère, mais l’envie du voyage sera toujours là.

Les nouvelles générations ont envie, comme leurs ancêtres, de voir ce qui se passe ailleurs. Ce qu’il faut, c’est réfléchir à comment faire pour minimiser son impact sur les écosystèmes et les populations rencontrées car le tourisme, on le sait, peut avoir un impact négatif, tout comme il peut amener du bon pour celui qui part et et pour celui qui reçoit. »

Qu’elle est justement ta définition d’un voyage engagé et positif ?

« Prendre le temps et pourquoi pas être au service d’une cause plus grande que soi, un village, un projet… Et puis essayer de travailler son humilité et sa notion d’ego, ne pas avoir envie de changer l’autre, car alors on se rend souvent compte que l’on n’a rien à apporter, beaucoup plus à apprendre… »

Tu travailles beaucoup sur des valeurs positives et profondes de l’Homme au travers de ton travail photographique et des ouvrages que tu publies : la joie, la douceur, la bienveillance...

« En 2008 après ma première expo, j’ai fondé une association, Regards d’Ailleurs. C’était un moyen de partager des photographies lors d’expos et de salons pour montrer les différences culturelles et communiquer sur les différentes problématiques en lien avec la santé, l’écologie et l’éducation. À partir de là, j’ai commencé à me rapprocher de différentes ONG et à leur proposer d’aller faire des banques d’images, des reportages photos… C’est là que j’ai fait le choix de communiquer sur le positif, de mettre en avant la beauté de l'humanité et la joie. C’est une émotion que l’on partage tous et que l’on aimerait tous développer en soi. »

Ces valeurs positives sont-elles suffisamment valorisées dans notre monde néolibéral selon toi ?

« Ici on se tourne beaucoup plus vers l’extérieur de soi plutôt que vers notre intérieur. Or la joie, c’est une notion qui vient de l’intérieur. Si on demande au Dalaï-lama ce qui est important, il répondra être joyeux et développer des émotions positives. Si je demande à mes parents, ils diront bien gagner sa vie et être en sécurité. Il y a deux visions. Mais il est important d’arriver à développer des émotions positives en soi et les laisser rayonner. C’est mère Teresa qui disait : « Un sourire ne coûte rien, mais enrichit celui qui le reçoit »... La joie est communicative. »

Ça a été évident pour toi de suivre ce qui t’animait intérieurement en t’opposant aux convictions familiales ou bien as-tu fait face à une lutte intérieure ?

« Simple non. Quand on se construit à l’adolescence, on a besoin d’amour et de la reconnaissance des gens autour de soi, de ses parents notamment. Quand on prend des chemins de traverse, on n’a plus cette reconnaissance, on se sent mal aimé, incompris. Il y a une sorte de lutte interne entre ce que je sais bon pour moi et cette envie d’être aimé et de faire plaisir aux gens autour de soi. Malgré cela, j’ai toujours choisi d’écouter cet enfant intérieur qui vit en moi et d’aller vers les choix qu’il me dictait. C’était dur au début, et je me suis affirmé. Ensuite le regard des gens autour de moi a commencé à changer, j’ai été encouragé... Je crois que lorsque l’on a trouvé sa place et que l’on est aligné face à ses choix de vie, tout devient plus simple. »

Comment fais-tu pour voyager en confinement ?

« Depuis quelques années, mon calendrier est plein plusieurs mois à l’avance et là j’avais des projets de reportages jusqu’à fin septembre. En ce moment même, j’aurais dû être en Chine pour faire des images de plantations de thé avec les producteurs en biodynamie. Je me retrouve pour la première fois chez moi, depuis des années, sans projets, c’est unique. Pendant ce confinement, le voyage est intérieur justement. Et j’en profite pour réfléchir à la suite : un voyage avec mon van pour faire le tour des éco-lieux de France et réaliser une série d’émissions de radio pour le mouvement Colibris et le magazine Kaizen. Je donnerai la parole à ceux qui ont déjà fait le choix de la transition et d’une vie plus simple, plus sobre et plus reliée au vivant… »

Pour aller plus loin aux côtés d'Alexandre Sattler :