Par Laetitia Santos
Posté le 11 janvier 2024
Elle est une des invités phares du Porto-No Mad 2024, recouvrant les galeries du centre culturel Ouadada de ses immenses tentures vitaminées aux motifs et à la couleur ! Docteur en anthropologie spécialisé dans le textile et la mode en Afrique, Anne Grosfilley a tissé sa vie autour du wax. Aussi haute en couleurs que le tissu vedette du continent africain, on s'est longuement entretenu avec elle pour comprendre à quel point le wax est un tissu bavard qui a tant à raconter et qui concentre bon nombre d'enjeux.
Au commencement, Anne, expliquez-nous de quoi est née cette passion pour le wax et comment vous en êtes venue à étudier ce tissu tout au long de votre vie.
« Ça a commencé en 1984 au cours d’un premier voyage en Afrique, plus exactement au Togo, où nous sommes allés rendre visite à mon oncle. Il y travaillait dans les travaux publics. Nous étions à Lomé et j'ai le souvenir de toutes ces femmes habillées en wax... Pour moi, c’était une évidence puisqu’étant Africaines, elles étaient habillées "à l’africaine". Je n’avais pas de recul à ce moment-là, je devais avoir 12 ou 13 ans et c’était mon tout premier voyage.
Plus tard, mon lycée était jumelé avec Ouagadougou au Burkina Faso et je suis donc partie seule dans une famille à cette époque. Là, j’étais déjà plus éveillée à l’ethnologie. En souvenir de ce voyage, j’ai voulu ramener du tissu. On m’a alors demandé : "Tu veux de l’anglais, ou du hollandais ?" "Non, non !" ai-je répondu, "Je veux ce que vous portez là, ce que vous appelez du wax". Ce à quoi on m’a rétorqué : "Oui, mais ça vient de chez vous, ça vient d’Europe ! Cette phrase-là a véritablement été un déclic. "Vous n’avez pas vos propres tissus" ai-je demandé ? "Si, si, nous avons du Faso Fani mais ce n’est pas la même qualité".*
À partir de là, j’ai choisi d'étudier le wax, pas en tant que tissu mais en tant que prisme pour travailler sur la rencontre des cultures et sur les rapports entre l’Europe et l’Afrique. Et aussi sur la diversité puisqu’au début, j’avais l’impression d’être en Afrique juste en étant au Togo (rires) ! Mais par la suite, j’ai eu la chance d’avoir une allocation de recherche du CNRS pour voyager et faire une étude comparative sur cinq pays – le Togo, le Ghana, le Mali, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire – et de comprendre toute la diversité de l’Afrique à travers l’étude de ses textiles. »
Une question me vient à l’esprit : comment un tissu en provenance d’Europe a pu à ce point se faire adopter par l'ensemble du continent africain, tant et si bien que dans l’inconscient collectif, le wax est africain ?
« Ce qui est intéressant, c’est qu’à l’origine, le wax est inspiré du batik indonésien donc ses origines sont asiatiques. Ensuite c’est un processus qui a été industrialisé par les Européens, par la Hollande et l’Angleterre, et qui arrive en Afrique autour de 1895. Ça fait donc bientôt 130 ans que le wax appartient aux cultures africaines mais c’est une tradition inventée, ce n’est pas un produit à l’origine africaine. Toutefois au moment des indépendances, il va y avoir l’installation d’usines textile qui vont fabriquer leur propre wax. Certaines existent encore comme Uniwax en Côte d’Ivoire ou AICL (Akosombo Industrial Company Limited, ndlr) au Ghana. La plupart des autres ont disparu car aujourd’hui, 96% de ce que l’on voit sur les marchés vient d’Asie, de Chine, d’Inde et du Pakistan.
La question donc, c’est : comment ce tissu devient africain ? Eh bien par la voix des femmes appelées les Nana Benz. "Nana" c’est un terme très respectueux pour désigner une femme qui a réussi dans la vie et qui est aussi une personnalité et "Benz" parce qu’elles étaient les premières à pouvoir acheter des Mercedes Benz grâce à l’enrichissement qu’elles ont eu grâce au commerce des pagnes. Comme elles obtiennent l’exclusivité sur les dessins et qu’elles ont très peu de dessins à vendre, elles réfléchissent à comment elles vont les vendre et comment elles vont rendre leurs dessins plus désirables que ceux de la concurrente. C'est là qu'elles décident leur donner des noms.
Et ces pagnes vont devenir bien plus que de simples tissus, ils vont devenir la voix des femmes et un véritable système de communication pour tout le continent. Par exemple, on va avoir beaucoup de pagnes autour de la polygamie puisque c’est une vraie préoccupation pour les femmes qui ne sont pas seules, malheureusement, à partager leur amour. Il va donc y avoir des tissus appelés "Mon mari est capable", "L’œil de ma rivale", "Si tu sors, je sors" ! (rires) Il va y avoir des pagnes en lien avec la musique comme "Ton pied, mon pied", inspiré de la rumba congolaise, il va y avoir des choses autour de l’alimentation tels "Macaroni", "Le tire-bouchon", "Le poisson à la braise"… C’est tout un langage ! On sort de la sphère strictement vestimentaire pour créer un véritable moyen de communication.
Le deuxième élément, c’est que le wax est aussi le tissu du lien. Je vous le disais, c’est pratiquement 130 ans d’histoire et un tissu que l’on va transmettre de génération en génération. Une jeune fille qui quitte la maison par exemple, on va lui offrir un wax. Et comme il y a cette façon de le draper, il y a un côté charnel et très sensuel alors c’est la première chose que l’on va enfiler le matin mais on va aussi se couvrir avec en sortant de la douche, une tante va le donner à sa nièce, une maman ou une grand-mère va le donner à sa fille ou à sa petite-fille... C’est le tissu du lien à travers les générations. Et puisque les premiers dessins sont toujours imprimés aujourd’hui, si on possède une photo de sa grand-mère ou d’un ancêtre, on peut se dire "Tiens, je vais acheter le même tissu !".
$Et puis le wax n'a pas d’ancrage traditionnel, dans aucune culture africaine. Ce n’est pas comme le bogolan qui renvoie au Mali, le kenté qui renvoie au Ghana ou le kanvô qui va renvoyer au Bénin. Le wax, lui, renvoie à l’Afrique dans sa pluralité, dans sa diversité. Ce n’est donc pas un tissu qui est africain mais panafricain et fédérateur, chacun peut se projeter. Le wax, c’est vraiment cette africanité et même le lien entre le continent et ses diasporas.*
Enfin, il y a le fait que la wax, même s’il arrive un peu grâce aux missionnaires, puisqu'ils vont diffuser la machine à coudre en Afrique et avec elle susciter la nécessité de ce tissu plus fin que les tissus traditionnels, il a toujours été profane et non pas sacré. Ça veut dire que tout le monde est légitime d’en faire ce qu’il veut, des sacs, un bandeau, des bijoux, des vêtements, des coussins, de la décoration… Ça ne va jamais choquer. Alors qu’un kenté par exemple, a quand même une notion particulière, une hiérarchie sociale et on ne peut pas en faire n’importe quoi. Le wax, oui ! Il y a donc ce côté très ouvert, très fédérateur, de lien géographique et de lien à travers l’Histoire. »
Donc absolument pas de rejet du wax au moment des décolonisations alors que ce tissu aurait pu être largement associé au colonisateur ?
« Non puisqu’à partir des années 1960, il y a l’installation quasiment systématique dans chaque État africain d’au moins une unité de fabrication ou d’impression de ces tissus comme le Fanci au Burkina, Comatex et Itema au Mali, on avait Sotiba au Sénégal, Enitex au Niger, Sobetex au Bénin, Cicam au Cameroum… C'était parfois de qualité moindre mais ça permettait de démocratiser tous ces imprimés puisque le wax hollandais coûte assez cher, c’est un produit de luxe. Il y avait aussi XXX au Ghana ou Uniwax en Côte d’Ivoire, qui étaient moyen de gamme mais tout de même haut de gamme. Et les mêmes dessins étaient reproduits par ces usines africaines. Donc à la fois on pouvait porter les mêmes dessins que la Première Dame on va dire, et en même temps, ça participait à une économie locale. »
Comment se sont développés tous ces motifs au fil du temps ? J’imagine qu’il devait en exister un petit nombre au départ et qu’ils se sont nourris au fur et à mesure… Est-ce que les femmes ont eu leurs influences sur les nouveaux motifs à paraître ou bien est-ce uniquement dans l’autre sens : elles s’appropriaient les motifs qui sortaient ? Comment tout cela s’est-il organisé ?
« La première chose à dire, c’est que tout ça commence au Togo. Puis petit à petit, ce système d’exclusivité nationale va être diffusé dans la sous-région. Aujourd’hui, on a des grossistes ivoiriennes et béninoises. Le Bénin, c’est le plus gros marché du pagne en tant qu'organisateur du commerce tandis que le Nigéria est le plus gros pays consommateur. Et de la même façon que les Nana Benz à l'origine, ces grossistes attribuent aussi des noms aux différents tissus.
Ce qui est intéressant, c’est qu’un même dessin peut être populaire dans plusieurs pays et avoir des noms qui changent d'un pays à l'autre. Par exemple le "Macaroni" au Togo s’appelle "Quelque chose de bien m’est arrivé cette année" au Ghana en référence à une naissance et s’appelle "Conseiller" en Côte d’Ivoire. Le nom peut donc changer parce que ce système de voix du tissu comme élément de langage s’est développé à travers plusieurs pays.
En ce qui concerne les influences, les femmes ont rarement fait des dessins mais elles ont pu dire "Tiens, on aimerait des fleurs !" Ça reste assez rare, c’est plutôt une réappropriation des dessins de leur part. En 2007 par exemple, au moment de la présidence de Barack Obama, Vlisco, les Hollandais, ont continué à sortir des dessins comme ils le font très régulièrement. Ils ont eu l’agréable surprise de découvrir que 7 des dessins qu’ils ont sorti en 2007 ont été associés à la présidence de Barack Obama, ce qui a rapporté beaucoup de ventes. Il y a eu "L’arbre de Barack Obama", "Le sac à main de Michelle Obama", "Le cœur de Barack Obama" etc mais c’était une surprise car ils ont juste sorti un pagne avec des sacs à main ou avec des cœurs, sans que le nom d’Obama apparaisse comme c'est le cas sur les pagnes à effigie. C’est donc vraiment au moment où le tissu sort que ça déclenche quelque chose dans l’imaginaire collectif. Et en général, ce ne sont pas les femmes grossistes revendeuses qui donnent ces noms, ce sont les clientes du marché. C’est-à-dire que lorsque le pagne sort, quelqu’un va dire "Tiens le cœur là, c’est comme le cœur de Barack Obama", et quelqu’un d’autre va dire "Ah ça me fait penser au cœur de Alassane Ouattara ou cœur de mon mari ou j’aime mes enfants". Et la première semaine où ce tissu arrive sur le marché, la grossiste va garder un nom et c’est elle qui ensuite, systématiquement et à tous les échelons de la vente, va lui associer le nom en question. Donc ça émane vraiment des premières clientes, ce n’est pas artificiel ou commercial. C’est ça qui est un peu magique, c’est qu’il y a une proposition des créateurs de dessins et après c’est le marché qui réagit par rapport à ça. Il y a un jeu de projections et d’appropriation du tissu. Parfois, lorsqu’il n’y a pas de nom, c’est un échec et dans ce cas, le dessin va devenir beaucoup plus éphémère. S’il a un nom, il va être réimprimé à intervalles réguliers, tous les 5 ans ou 10 ans. Ou bien volontairement, la femme qui a l’exclusivité sur le marché va le sortir de la vente pour créer un manque et ensuite, elle le ressort bien plus tard. »
On sait combien il existe de motifs aujourd’hui ?
« C’est comptabilisé mais c’est vertigineux ! Si on prend uniquement l’usine Uniwax, ils produisent 90 dessins par mois. C’est-à-dire qu’ils peuvent en créer 120 mais que 90 sont gardés chaque mois et imprimés en plus de tous les classiques qui continuent à être imprimés. Donc en terme de création, c’est quelque chose d’absolument énorme ! »
Et parmi les significations les plus célèbres, les plus décalées ou alors au contraire les plus confidentielles, quelles sont celles que vous auriez envie de nous partager ?
« J’aime bien un sceptre est inspiré d’un sceptre ashanti puisque le premier pays par lequel le wax arrive en Afrique, c’est le Ghana. Et donc les premiers wax s’inspirent en partie d’éléments de royauté akan. Et donc pendant les premières années, il va être appelé "Sceptre de la royauté". Et comme je vous le disais plus tôt, une fois le dessin sur le marché, il faut que se crée le besoin et l’envie de l’acheter. On le fait donc disparaître du marché pour le remette ensuite afin que les femmes se disent qu'elles doivent l’acheter car ça ne va pas durer. Et donc à la fin des années 60, il revient sur le marché : c’est l’époque où on regarde la télé dans les cours communes et où tout événement à ce côté collectif. Et c’est la période de la fusée Apollo. Et alors ce sceptre devient "Fusée Apollo" ! Et puis dans les années 90, il devient "Tire-bouchon" parce qu’on ne boit plus seulement de la bière de mil mais que l’on se met à boire aussi du vin rouge, du rosé etc. Je trouve ça passionnant de voir comment ce dessin change de nom en fonction de l’actualité et en fonction des pays !
Il y en a un aussi qui s’appelle "Ton pied mon pied" en Côte d’Ivoire en référence à la rumba congolaise et au Bénin on l’appelle "La Main du Lépreu". On peut y voir une main un peu déformée mais qui porte chance car si on donne de l’argent à un lépreu qui tend la main, en échange, ça doit porter bonheur. Il y en a un aussi, la couverture de mon livre, qui est inspiré des ailes de Garuda, l’oiseau de Vishnu dans la mythologie bouddhiste et il devient "Le coquillage" en Côte d’Ivoire, "L’escargot qui sort de sa coquille" au Togo - c’est-à-dire celui qui se mêle des affaires des autres - et "Régime de bananes" au Ghana. Donc trois interprétations totalement différentes et notamment très différentes de ce que représente le motif à la base. »
Au-delà du motif, il y a la couleur. Le continent africain est sans aucun doute le plus coloré en matière de tenue vestimentaire alors que l’on a tendance à privilégier le noir ou des couleurs plus ternes et uniformes en Europe. Pourtant avant le wax, les tissus traditionnels n’étaient sans doute pas aussi flashy. Comment la couleur s’est-elle diffusée en Afrique ? Il y a tant de superpositions aujourd'hui, d’associations de plusieurs couleurs…
« Vous avez raison, les tissus traditionnels originels, ce sont des bleus très foncés et des couleurs ternes. On le voit avec le bogolan ou l’indigo. Mais je pense que c’est justement ce qui est aussi à l’origine du succès du wax : les premières femmes à en avoir porté, on les voyait partout, elles étaient très impressionnantes ! Et puis ces couleurs sont de très grande qualité. Il y a par exemple un rouge qui est très caractéristique, une sorte de rouge sang qui a été créé par Anger Smith, une des premières usines hollandaises car ce n’est pas Vlisco qui a commencé le wax, ce sont d’autres usines comme HKM puis après Anger Smith, Rothing et ensuite Van Blisgen ( ???). Leurs couleurs sont d’une grande qualité, d’une forte intensité et elles tiennent très bien au lavage alors que l’on lave encore à la planche en frottant le tissu avec des lessives un peu caustiques. Elles tiennent très bien à l’ensoleillement aussi. J’ai rencontré des femmes qui ont leur Vlisco depuis plus de 25 ans et qui ils paraissent tout neufs !
Au-delà de la qualité de la couleur, il y a la symbolique de celle-ci. On le voit notamment avec les kenté, les tissages du Ghana : les premiers kenté étaient en indigo et blanc et la symbolique des premiers motifs étaient uniquement liée au graphisme par tissage, avec des formes géométriques composées de triangles et de zig-zag. Puis à partir du XVIe siècle, on commence à incorporer de la soie en provenance des soieries d’Italie. Eux avaient de l’or et beaucoup de choses à échanger avec l’Europe et ça leur a donné accès à de la soie. On défait alors la soie des foulards d’Italie pour la mettre sur les canettes et l’introduire dans les kenté.
À la symbolique des graphismes va s’ajouter la symbolique des couleurs qui va être très forte avec le rouge, le bleu, le vert… Très tôt, il y a un attrait pour ça que l’on retrouve également dans les perles de verre en Afrique de l’Est comme en Afrique de l’Ouest. Ce qui est remarquable dans le wax, c’est qu’un même dessin peut être populaire à travers plusieurs pays et à travers plusieurs ères culturelles mais dans des coloris différents. L'association du jaune et du rouge vient par exemple des Igbo du Nigeria, en Côte d’Ivoire on va préférer un même dessin dans du orange et du bleu, dans les zones sahéliennes ce sera plutôt du bleu turquoise, du jaune et du rouge, pour les deuils dans les peuples Akan on va plutôt porter du rouge et du marron… Donc il va y avoir une codification. Et puis à la fin des années 80, Vlisco lance les off colors, des couleurs un peu atypiques, justement pour se distinguer, destinées aux femmes qui veulent porter les dessins de manière différente. Donc on voit bien que le travail de la couleur est très important dans l’approche des différents marchés. Et comme vous le dites, le wax est très coloré mais en même temps, il y a très peu de couleurs par wax, deux ou trois maximum. Techniquement, on dit qu’elle est solide ou pleine, c'est-à-dire qu'il y a de très grosses portions de tissu qui sont colorées, ce ne sont pas des points mais de grandes zones car c’est appliqué à l’aide de gros blocs de tampons. Il y a souvent très peu de couleurs mais c’est la manière dont la couleur est utilisée qui donne cette impression d’un tissu très coloré. Si vous comparez un wax de deux couleurs avec un foulard Hermès composé de 40 ou 50 teintes, le foulard Hermès sera plus coloré mais le wax va avoir un impact visuel beaucoup plus fort. »
Vous avez beaucoup voyagé sur le continent pour constituer votre impressionnante collection. Racontez-nous un peu ces voyages et la manière dont vous avez pu dénicher des tissus d’exception au fil des ans.
« Effectivement, c’est ça qui est très important : le voyage et la rencontre des gens pour comprendre la diversité des cultures et le rapport que les gens entretiennent avec le wax. Parce que comme vous l’avez dit au début, le fait que ce tissu à l’origine vienne d’Europe est paradoxal. Donc il faut comprendre pourquoi il y a un tel attachement à ce tissu et pourquoi il est tant considéré comme un élément culturel africain. »
Mais d’ailleurs est-ce que tous les Africains ont conscience que le wax vient d’Europe, selon vous ?
« Pour le Vlisco, tout à fait, chacun sait qu'il s’agit de wax hollandais, que c’est un produit de luxe qui vient d’Europe. Il y a quelque chose d’assumé et même de revendiqué. En revanche, le problème qui se pose aujourd’hui - et selon moi c’est un enjeu très grave - c’est que 96 % du marché du wax est occupé par l’Asie. Et ce n’est plus du wax parce que ce n’est plus le même processus technique, c’est un batik. Le wax est donc vraiment un produit de luxe et un savoir-faire très haut de gamme. Ces 96 % de wax n’utilisant plus la vraie technique, c’est surtout une production bon marché d’un très bon rapport qualité-prix mais qui a entraîné la fermeture de quasiment toutes les industries africaines mises en place à partir des années 60. Par exemple au Nigéria qui est le plus gros consommateur, il n’y a plus d’usine de wax. Et à ce sujet, il n’y a pas de conscience des populations pour acheter du wax africain ou de l’imprimé africain qui ne soit pas wax mais qui soit du fancy made in Africa.
Il n’y a plus cette conscience parce que ce sont les mêmes dessins, c’est le côté tissu du lien qui raconte quelque chose qui est privilégié, tandis que l’impact économique que ça peut avoir est oublié. Il y a donc vraiment un travail de conscientisation à mener. Et il y a aussi le fait qu’avant, on portait un wax pour très longtemps, donc on achetait un tissu de qualité qui allait vous accompagner toute la vie. Les femmes avaient des modèles très simples, elles portaient une camisole avec deux pagnes drapés et le drapé s’adaptait aux changements morphologiques tout au long de leur vie. Aujourd’hui, il y a un effet très pervers : il y a une émergence des créateurs de mode africains et ça c’est très positif car ça signifie qu'il existe une expression vestimentaire africaine mais comme les gens ont de plus en plus envie de changer souvent de vêtement et de suivre la mode, ils mettent un peu plus dans la confection et un peu moins dans le textile. Et on a donc l’impression que l’on est africain alors qu'en achetant du tissu asiatique, on célèbre ceux qui ont entraîné la faillite irréversible de toutes ces usines qui ont fermé et pour lesquelles j’ai très peu d’espoir qu’elles réouvrent. Alors qu’elles avaient été créées après l’indépendance pour développer l’économie des pays africains. Donc il y a une sorte de contre-sens, notamment chez la jeunesse, de la diaspora comme du continent, qui porte du wax comme une revendication identitaire mais sans se soucier de sa provenance. Depuis 30 ans que je suis sur le terrain, je note une « africanisation » de l’Afrique visuellement c’est-à-dire que l’on va délaisser un jean, un t-shirt ou une jupe de prêt-à-porter ou de fripes pour s’habiller avec des matières qui font africaines mais qui malheureusement, ne sont pas africaines. C’est pour ça qu’il faut aller sur le terrain pour voir, toucher, demander aux gens s’ils ont conscience de ce qu’ils achètent et de la portée de leurs choix. Il faut vraiment avoir cette réflexion dans cette revendication identitaire en se disant, on est fier de mettre en avant les cultures africaines mais est-ce qu’on le fait vraiment ? Est-ce qu’il y a un impact économique dans ces actes ? »
À vous écouter parler Anne, je me dis que c’est incroyable à quel point ce tissu concentre un nombre d’enjeux impressionnants, qu’ils soient politique, économique, culturel, social… Le wax est véritablement un sujet d’étude transversal !
« Exactement ! Le wax a cette richesse car il est polysémique, il est sujet à enjeux, il y a des pro et des anti-wax qui s’expriment régulièrement. C’est aussi parce qu’il a ce côté fédérateur que beaucoup d’artistes plasticiens l’utilisent, je pense par exemple à Linka shoni Dingbaré qui est britannique d’origine nigériane, au Kenya on a aussi Tendinyu Muriyu, un jeune photographe qui fait des effets de camouflage avec ce tissu-là, au Ghana on a Mohammed Mahama aussi, j’ai vu encore récemment le grand bateau autour des migrants du camerounais Bartholomé Togo. Donc c’est un tissu qui est un prisme pour ouvrir des débats, se demander qu’est-ce que l’Afrique aujourd’hui et c’est le débat à la fois des industriels, des créateurs de mode, des politiques puisqu’il s’agit de savoir si les États s’engagent à supporter économiquement leurs industries ou si elles les laissent dans une immense concurrence mondiale. C’est donc pour ça qu’il est si riche mais qu’il faut de l’information car lorsque l’on est attiré visuellement et émotionnellement par le wax, il faut savoir quelle qualité acheter plutôt que telle autre, comment l’utiliser et donc connaître sa portée et ses conséquences. »
Revenons à votre collection : je vous ai coupée tout à l'heure alors que vous vous apprêtiez à nous parler de quelques-unes des pièces les plus remarquables de votre collection...
« Le tout premier wax que j’ai acheté lorsque j’étais au Burkina-Faso - et j’ai d’ailleurs toujours gardé la petite camisole que j’avais fait coudre à l’époque – c’était par attrait esthétique, je n’avais alors aucune notion et c’était ce fameux coquillage, Les ailes du Garuda, qui a fait la couverture de mon livre. On l’appelle aussi "Dos de tortue" au Ghana et "Bassam" en référence à la première capitale de Côte d’Ivoire. Ça c’était le premier et ensuite ça m’a intéressée de collecter des tissus d’origine indonésienne mais qui ont été africanisés. À tel point que j’avais montré ça à un chercheur qui travaillait sur le batik indonésien et il n’est pas parvenu à reconnaître ce que ça pouvait être à l’origine tellement ça avait été stylisé !
Et puis il y a eu aussi ce premier pagne de la main, j’ai la chance d’avoir le tout premier qui date de 1895, avec une main et des doigts sur le côté et qui est un fil conducteur de ma recherche. Il fait partie de la tenture « Touche-à-tout » dans l’exposition que je présente au Porto-No Mad. J’ai le tout premier créé mais j’ai aussi la version Vlisco, la version Uniwax de Côte d’Ivoire et je l’ai retrouvé aussi en 2020 dans les années covid puisqu’il a servi à faire de la sensibilisation au coronavirus car normalement, les petits points autour des mains représentent des pièces de monnaie mais là, c’était la représentation des microbes ! Et j’ai aussi une version artisanale de tissage, brodée par la suite : c’est un style qui s’appelle Obama et qui vient du Ghana et ils ont repris ces dessins.
En tout cas ma collection est très importante, elle se mesure en tonnes et il y a à la fois des tissus wax, des tissus à l’effigie de présidents, de la journée de la Femme au fil des ans, des événements sportifs comme les coupes du monde ou les CAN, mais aussi des tissus d’Afrique de l’Est comme ce que je porte aujourd’hui, les kanga, ou là les messages sont écrits dessus. Ce sont des proverbes avec un côté polysémique puisqu’un proverbe, on peut toujours l’interpréter de différentes manières. Ce lien entre tissu et message m’intéresse beaucoup car c'est extrêmement varié à travers le continent mais j'aime également les passerelles de ce tissu qui passe de l’industrie à l’artisanat, peut servir à transmettre des messages actuels comme celui du covid.... »
Aujourd’hui Anne, que vous reste-t-il à découvrir ou à mettre en lumière dans vos recherches à propos du wax ?
« Très certainement l’internationalisation du wax avec à la fois, les artistes plasticiens qui sortent largement du cadre du continent pour exposer à Londres, New-York, Paris et donc étudier ce qu’ils transmettent à travers ça ; et à la fois la couture, que ce soit au travers des créateurs de mode mais aussi des grandes maisons comme Stella McCartney, Vuitton ou Agnès B qui utilisent elles aussi le wax. J'ai par exemple créé une collection avec la maison Dior : la directrice artistique, Maria Grazia Chiuri, est venue me voir. Elle voulait utiliser du wax tout en sachant qu’elle n’était pas la première et qu’il y avait ces enjeux d’appropriation culturelle autour. Je lui ai donc conseillé d’utiliser du wax africain. Et c’est comme ça que nous avons fait une collection de 42 dessins créés en Côte d’Ivoire par des dessinateurs ivoiriens, imprimés sur un coton cultivé et tissé au Bénin, et imprimé en Côte d’Ivoire avec une vraie traçabilité africaine. Ça a été vendu dans toutes les boutiques Dior à travers le monde, collection de prêt-à-porter. Et ça pour moi, ça a beaucoup de sens. J’enseigne aussi à l’Ecole des Arts du Rhin à Mulhouse en design textile où nous avons créé 6 dessins avec de jeunes designeuses textiles européennes. Ensuite, nous sommes allés les faire imprimer au Ghana, à l’usine AICL. Elles ont vu tout le processus de création originel encore utilisé dans cette usine et ont imprimé avec des blocs, de leurs propres mains. Ce sont des projets qui font sens à mes yeux, qui défendent les fondamentaux du wax. Et je veux continuer à montrer qu’il y a des passerelles de dialogue entre les cultures grâce à ce tissu. Le wax sert vraiment à communiquer et n’en fini pas de raconter des histoires… »