Antonia Neyrins, la carnettiste qui arborait les couleurs du monde

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 4 février 2016

Elle est d’origine franco-espagnole, a parcouru plus d’une cinquantaine de pays en une vie, et chaque fois, elle crayonne, découpe, collecte, colle, colore, amoncelle, peint, rêve... C’est ce qui a fait d’elle la talentueuse carnettiste qu’elle est, baignée dans un univers d’art et de beauté. Interview d’Antonia Neyrins, artiste sacrément haute en couleurs !


Peux-tu te présenter en quelques lignes ? Quel type de voyageuse es-tu ?

Je suis née voyageuse et nomade. D’aussi loin que je me souvienne, le voyage a toujours été présent dans ma vie. Je suis née de parents issus de l’immigration et de l’exode rural et voyageurs de par leur profession. J’ai plusieurs fois déménagé dans mon enfance, je me sens bien partout, je peux vivre dans une valise à roulettes. J’ai pris l’avion la première fois in utero, puis toute seule à huit ans, et depuis je suis incapable de compter le nombre de voyages que j’ai fait. J’ai voyagé de toutes les façons possibles et imaginables : seule, à deux, à plusieurs, en couple, en famille, avec des enfants, entre amis, avec des inconnu(e)s.

Je me suis déplacée en avion, en train, en voiture, à pied, à ski, en charrette, en pirogue, en paquebot, en pinasse, à cheval, en voilier, en paquebot, en hélicoptère. Il n’y a que le vélo que je n’ai jamais pratiqué, mais j’ai fait la promesse d’apprendre en hommage à Michel Renaud, l’un des fondateurs du Rendez-vous du carnet de voyage disparu en janvier 2015 dans l’attentat de Charlie Hebdo.

J’ai eu la chance de découvrir une cinquantaine de destinations, dont certaines où je suis retournée de nombreuses fois et j’ai assimilé et fait mienne plusieurs cultures (française et espagnole mais aussi nord-américaine, guadeloupéenne, marocaine et congolaise). Elles façonnent aujourd’hui ma personnalité et font partie de moi.

Comment es-tu devenue carnettiste ?

J’avais huit ans, j’ai demandé à mes parents d’aller en Espagne pour découvrir ma seconde culture. Je suis en effet née d’un papa espagnol et d’une maman française. Mes parents m’ont envoyée un mois chez mon oncle et ma tante. C’était l’Espagne franquiste, et un véritable choc des cultures. Je ne comprenais pas l’espagnol et je passais la journée avec ma tante Teodora qui ne parlait pas français. Il n’y avait pas de mixité à la piscine, les femmes ne pouvaient pas porter de pantalon, ni aller dans les bars.

Ma tante cuisinait des mets qui m’étaient inconnus comme les calamars à l’encre. N’ayant pas de salle de bain à la maison, nous allions nous laver et faire notre shampooing à la rivière une fois par semaine. Je regardais tous les soirs le passage des taureaux vers l’arène, depuis le balcon qui surplombait la rue de l’appartement; un soir, j’ai vu un homme se faire encorner et mourir sous mes yeux. J’allais voir des corridas deux fois par semaine. Je n’ai pas eu de contact avec mes parents pendant ce mois, et j’ai trouvé refuge dans un cahier d’écolier, tout d’abord pour raconter ma difficulté à comprendre tout ce que je vivais, mais aussi très vite pour raconter la joie de découvrir et de m’approprier une autre culture.

Mon oncle Maximo collectionnait les timbres espagnols, il m’a donné ses doubles et j’en ai collé quelques uns dans mon cahier. Sans le savoir en écrivant, dessinant et collant dans ce petit cahier, j’ai fait mon premier carnet de voyage. Ensuite, j’ai réalisé quantité de carnets à base de collages et de dessins. Enfant et adolescente, je n’ai pas voyagé à l’étranger, mais j’en avais très envie et je parcourais les agences de voyage à la recherche de catalogues à découper.

J’étais une grande lectrice, timide et réservée. Je lisais un livre par jour, et je voyageais dans un monde intérieur. Je rêvais d’aller au « Ken-ya », je n’avais jamais entendu quelqu’un prononcer le nom de ce pays, et je ne savais pas que l’on disait Kenya ! Je rêvais d’être ethnologue ou artiste et mes carnets de voyage ressemblaient au journal intime d’un ethnologue.

Mon père m’a incitée à faire des études classiques, prépa HEC puis école de commerce et j’ai trouvé du travail tout à fait par hasard à l’Ambassade des Etats-Unis à Paris dans les Ressources Humaines où je gérais le Canada, l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique. Je faisais des carnets pendant mes voyages professionnels, sur mon temps libre, et ces carnets n’avaient pour raison d’être que de garder une trace et un souvenir sensibles de ces semaines passées loin de chez moi.

En 2003, suite aux événements du 11 septembre 2001, le service de l’Ambassade où je travaillais a été rapatrié, pour des raisons de sécurité, aux Etats Unis, et j’ai perdu mon emploi après 16 années extraordinaires. J’ai décidé de sauter le pas et de montrer mes carnets, je suis allée au RDV du carnet de voyage de Clermont Ferrand en novembre de la même année, j’ai reçu le troisième prix du public, et c’est là que tout a commencé, professionnellement.

Quelle est la spécificité de ton travail selon toi ?

Je suis connue pour mon amour de la couleur et la diversité de mes techniques - aquarelle, pastel gras, plume et encre, collage et récupérations, estampage... - mais aussi de mes approches : un regard d’enfant, un cœur d’ethnologue et la plume parfois acide d’une journaliste. Je pratique l’art du carnet de voyage, que je définis comme un métissage entre l’écriture et l’image, mais aussi comme un prolongement de la boîte à trésor de l’enfance, un mélange de journal intime et de cabinet de curiosités.

Mes carnets de voyage et d’émotions sentent le bonheur, celui que l’on a tous au fond de nous et qui ne demande qu’à éclore. Je suis aussi reconnue pour mon désir de transmettre. J’anime des ateliers de carnets de voyage en milieu scolaire, de la maternelle au lycée, avec des enfants en CLIS (CLasses pour l’Inclusion Scolaire), IME (Instituts Médico-Educatifs), ou primo arrivants non allophone, mais aussi avec des adultes en bibliothèque, à l’hôpital ou en centre de détention, en France métropolitaine, d’Outremer et à l’étranger. J’aime cette idée de transmission, de partage et d’échange.

Le dessin doit être un médium de rencontre fabuleux en voyage... Raconte-nous la relation que cela crée

Dessiner est effectivement une façon incroyable de rentrer en contact avec les gens que l’on croise en voyage. Ce sont souvent les enfants qui viennent en premier regarder ce que je dessine, et ce sont souvent eux aussi qui m’emmènent à la rencontre de leurs parents ou d’adultes de leur entourage. Dessiner est souvent considéré dans les pays où l’artisanat a encore un sens, et les gens sont souvent plus respectueux vis à vis d’un dessinateur que d’un photographe.

Souvent dans des musées ou des lieux religieux, où il est interdit de faire des photos, on me laisse dessiner sans s’occuper de moi. Mais il est parfois interdit de dessiner dans des lieux inattendus, comme le Taj Mahal en Inde où nous avons du laisser notre matériel de dessin en consigne à l’entrée, ou même dans les gares en France, où un vigile débarque sitôt que je suis repérée par les caméras de vidéo surveillance. Dessiner en voyage est parfois aussi déroutant pour des cultures qui ne connaissent pas le dessin ou l’écriture.

En Ethiopie, dans la Vallée de l’Omo, j’ai dessiné dans des lieux vraiment très reculés, où les nomades, même armés de kalachnikov, ne connaissaient ni le papier ni le crayon, n’avaient jamais vu d’hommes blancs ni leur propre visage. Là, dessiner s’est révélé compliqué car les gens découvraient leur propre visage sur mon dessin sans bien comprendre ce que je faisais ou en pensant que je faisais une photo avec mon crayon, tout en étant persuadé que je revenais du royaume des morts en raison de ma blancheur. C’était totalement surnaturel.

Au Congo, j’ai eu des soucis avec mon mari, alors que nous dessinions sur le port fluvial de Brazzaville où nous avons été arrêtés par la police qui pensait que nous étions des journalistes venus faire un reportage sur les disparus du Beach, sombre histoire politique entre les deux Congos. En Chine aussi, avec le collectif des Carnettistes Tribulants, dessiner et coller nos dessins sur un mur nous a valu une arrestation malgré l’autorisation des autorités locales. Dessiner est encore considéré comme un acte transgressif dans des pays où la liberté de parole est fragile.

Quelle serait pour toi la définition d’un voyage responsable ?

Je pense que la définition idéale serait un voyage où l’on ne laisse aucune trace de notre passage si ce n’est un sourire sur le visage des gens que l’on a croisés ou rencontrés. Je me sens citoyenne du monde, je me sens bien partout, en même temps j’ai conscience que la terre ne m’appartient pas, et que je ne suis que de passage. Lorsque je voyage, j’essaie de respecter les coutumes et les us du pays, la nature, je fais attention à ma consommation d’eau, je ramasse mes ordures, j’essaie de me fondre le plus possible dans le paysage.

J’attache aussi beaucoup d’importance à la valeur de l’argent, je ne donne pas d’argent pour une photo, je ne surpaie pas un produit ou un service. Au Maroc, dans les villes touristiques, les marocains ont parfois du mal à prendre un taxi qui préfère transporter un touriste beaucoup plus lucratif car payant quatre ou cinq fois le prix d’une course. Je ne distribue pas non plus de bonbons aux enfants (qui vont leur carrier les dents), je n’apporte pas mes vieux tee-shirts ou des livres périmés pour les donner.

Je ne considère pas l’autre comme ma poubelle. Un voyage responsable c’est se fondre dans un pays, ne plus apparaître comme un touriste, mais devenir un simple voyageur. En Algérie, on a pensé que j’étais une française d’origine algérienne de retour pour des vacances, et cela m’a fait plaisir.

Quel aspect de l’industrie touristique t’est insupportable ?

J’ai un dégoût profond pour le tourisme sexuel, qu’il soit décomplexé, organisé ou caché. Je ne suis pas adepte du tourisme de masse. Je ne vois pas l’intérêt de s’entasser dans un hôtel de 300 chambres avec piscine, cuisine occidentalisée et confort standardisé pour ne rien découvrir du pays où l’on se trouve et passer à côté de sa population et de sa culture. J’avoue que les vacances idéales pour me reposer et me détendre, c’est de rester à la maison où j’ai tout le confort.

Quel est le dernier endroit où tu t’es rendue ? Peux-tu nous parler de ce pays et d’un souvenir marquant là-bas ?

Je me suis rendue en Grèce, pays où je retourne depuis peu, après l’avoir découvert il y a plus de 30 ans. La Grèce est actuellement l’une des portes d’entrée de l’immigration en Europe. J’ai vu des travailleurs saisonniers venus d’Egypte, des enfants syriens mendier de la nourriture dans les restaurants autour du port d’Athènes, des roms en partance pour les îles de l’archipel, des croates qui s’improvisaient saltimbanques pour gagner un peu d’argent aux terrasses des cafés, des femmes et des enfants venus d’Afrique subsaharienne errer le long de l’autoroute...

C’est la première fois que j’ai vu des touristes désemparés, confrontés à l’immigration désespérée dans un pays en pleine crise économique, au bord de la faillite et du Grexit. Le monde occidental est en plein bouleversement, le capitalisme est arrivé à un point de rupture et de non retour et il est vraiment urgent de réinventer un autre modèle de société plus en harmonie avec la nature et plus équitable pour les humains.

Et ton prochain voyage ?

Cette année sera consacrée à l’Europe : le Portugal, la Grèce, la Belgique et la Suisse principalement, même si j’ai un projet au Cameroun en fin d’année. Je ne projette pas de grand voyage dans un futur immédiat car cela fait plusieurs années que je désespère de terminer des projets de livres qui me tiennent à cœur.

Mais il se peut que cela change fin 2016 car on commence à me faire des propositions de voyage en tant que blogueuse… Le prochain voyage sera donc le Portugal où je vais emmener un groupe de carnettistes amateurs à la découverte de Lisbonne avec mon mari, Pat Masioni, talentueux dessinateur de BD et de Comics américain, qui enseignera le dessin. Il reste encore des places pour ce stage, qui devrait être un grand moment de partage et d’échange, dans une ville très attachante.

Quelles sont les valeurs, les lignes directrices de vie que t’a apporté le voyage selon toi ?

Le respect de l’autre. On a souvent tendance à juger l’autre selon notre propre grille de lecture. On ne le fait pas toujours sciemment, je pense même que bon nombre de voyageurs ne s’en rendent pas compte. Comprendre que notre culture, même si on l’aime et que l’on y a grandi, n’est pas la meilleure ou la culture supérieure, est un apprentissage vers plus d’Humanité.

Apprendre des autres, découvrir d’autres façons de faire ou de penser, ne pas se croire indispensable ou celui qui apporte aux autres, cela demande aussi beaucoup d’humilité. Je suis souvent circonspecte devant les voyages pseudo humanitaires où l’on pense apporter de l’aide aux autres alors que l’on a tant à apprendre nous-mêmes. Lorsque que l’on voyage, on s’aperçoit vite que l’on est bien peu de chose, et que des gens qui n’ont rien sont bien plus dégourdis et armés pour la vie que nous.

Le mot de la fin ?

J’espère qu’il n’y aura pas de fin, en tous les cas pas tout de suite car j’ai encore beaucoup de projets. Je ne suis jamais allée au Kenya, ni sur l’île de Pâques qui sont mes deux rêves d’enfant, avec d’autres destinations que je garde secrètes. Les seules destinations qui ne me tentent pas vraiment sont les pays du Nord de l’Europe et de l’Amérique car j’ai énormément de mal à dessiner dans le froid.

Mon but ultime aujourd’hui n’est plus de voyager, mais de vivre ailleurs. Je n’ai plus envie d’être de passage. Même si je sais que ce ne sera pas tout de suite, j’ai maintenant envie de poser mes valises et de m’approprier une autre culture.

Retrouvez tout l’univers d’Antonia Neyrins sur son site officiel : http://antonia-neyrins.blogspot.fr/

L’exclu toute chaude ! : Antonia Neyrins sera une des invités phares du No Mad Fest 2016 qui se tiendra à l’Office de Tourisme de Cergy-Pontoise les 25 et 26 juin prochains. Elle y animera notamment des ateliers de création au carnet de voyage. A vos agendas !

Partir : Antonia Neyrins et Babel Voyages mêlent leurs talents pour vous proposer un premier voyage carnet de voyage à Lisbonne du 7 au 14 mai 2016. Pour en savoir plus et vous inscrire : http://antonia-neyrins.blogspot.fr/2016/01/stage-de-carnets-de-voyage-avec-antonia.html