Julien Sinzogan, le Flamboyant

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 27 janvier 2019

Figure incontournable de l’art contemporain africain, Julien Sinzogan, plasticien béninois à la renommée internationale, est aussi depuis peu le Conseiller Technique aux Affaires Culturelles du Président en place, Patrice Talon. Originaire de l’authentique Porto-Novo, qui couve tant d’artistes en son sein, Julien Sinzogan nous a reçus le mois dernier dans sa villa du quartier Djrado, demeure étonnante de vie et d’art où les va-et-vient semblent aussi nombreux que les toiles grands formats qui habillent chacun de ses murs.


L’occasion d’écouter l’artiste conter avec théâtralité sa fabuleuse vie en forme de success story tout en détaillant d’un œil ahuri ses immenses créations aux détails par millions...

Julien Sinzogan. Plasticien. Artiste. Coloriste. Conseiller Technique aux Affaires Culturelles du président Talon. Anarchiste pourtant. Excessif tout autant. Vivant entre la France et le Bénin qui l’a vu naître. Il souffle ses 62 bougies aujourd’hui.

Le mois dernier chez lui, le voisin du chef de l’État béninois travaillait sur des fresques géantes à destination des chambres du Novotel de Cotonou. Depuis samedi, il expose à la galerie Lazarew à Paris aux côtés de deux de ses compatriotes, le photographe Louis Oké-Agbo et le plasticien Rafiy Okefolohan. On y voit notamment les vaisseaux négriers ayant fait son succès.

« En ce moment, je travaille sur des propositions pour les suites du Novotel de Cotonou. Ce sont des bandes qui font 4,30 m de long. Que l’on aille à Singapour, à Paris, n’importe où dans le monde, toutes les chambres se ressemblent dans un Novotel. Mais celui de Cotonou souhaite donner un cachet béninois à ses chambres. Pour que l’on identifie le Bénin, je vais faire Ganvié, le village lacustre, et le décliner à ma façon. J’ai proposé par exemple une femme qui s’est assoupie sur sa pirogue en vendant ses produits. Et de mettre des couleurs pas trop agressives. Il faut plutôt apaiser, c’est pour une chambre. C’est pour ça que c’est resté très sépia jusqu’au bout. Après je vais faire les Tata Somba du Nord et une scène avec les chasseurs, de dos, rentrant de leur chasse. »

La fresque sur Ganvié que nous décrit Julien, nous avons pu l’admirer déroulée sur la table de travail non loin de l’entrée de sa propriété, fascinant rouleau où les détails affluent tout autant que la minutie. Son coup de crayon relève du génie. Tout près, une toile de plusieurs mètres sur les bateaux négriers, le sujet de Julien Sinzogan par excellence qui l’a fait connaître à ses débuts.

« En fait j’ai des périodes. À un moment donné, j’avais une énorme sensibilité pour la traite négrière, en effet. Parce que j’ai participé au festival Ouidah 92 où étaient présentes toutes les communautés de la diaspora noire. J’ai découvert pour la première fois Haïti, le Brésil, Trinidad et Tobago… Ça a été un grand choc pour moi. La troupe qui arrivait d’Haïti était une troupe de théâtre. Je me rappelle que lorsqu’ils sont descendus de l’avion à Cotonou, j’ai vu 40 gars qui ne disaient rien. Ils ont tous retiré leurs chaussures sur le tarmac et ils se sont mis en prière. Ils pleuraient de joie, sans bruit, c’était très beau. J’ai vraiment été marqué ce jour là, ça m’a déchiré. Et à partir de ce moment, je me suis mis à travailler sur la traite négrière. Tous les gens à l’époque me disaient : « Ce n’est pas intéressant ton truc ! On ne peut pas en vivre ! Des personnes avec des chaînes, c’est déchirant !

Mais j’ai continué, je suis arrivé à une quantité très importantes de toiles sur la traite négrière, 150 - 200 tableaux. Le maire de la ville de Grenoble de l’époque, M. Destot, m’a croisé à l’Unesco et m’a demandé de faire une belle expo. Je lui ai proposé la traite négrière, il a trouvé que c’était intéressant et nous avons déployé 160 tableaux au musée de Grenoble. J’étais en solo et la salle faisait 2000 m² ! C’est comme ça que la mayonnaise a pris : avec un tel sujet, tous les musées sont au courant et se passent le mot en quelques jours ! Du coup, Angoulême voulait l’expo juste après, puis Bordeaux… Les musées ont commencé à collectionner mon travail : lorsque les expos finissaient, ils achetaient une, deux, trois toiles. Mais je ne voulais pas non plus travailler ad vitam eternam sur la traite négrière (rires) ! Et au Bénin s’il y a quelque chose d’extraordinaire, ce sont les couleurs ! Ouvrez les yeux ! Vous allez n’importe où, vous voyez une dame avec des fesses énormes, son pagne comme-ci, sa façon de marcher comme ça… Les couleurs et les formes, il n’y a que ça partout ! Si en plus vous avez la chance de comprendre la langue, c’est du théâtre ! Le spectacle est dehors, sous nos yeux ! Et puis nous avons le vaudou... Alors là... ! C’est chatoyant, c’est très riche en couleurs ! »

Le vaudou, religion méconnue en Europe dont le Bénin est le berceau et qui rythme ici la vie de chacun, autre sujet adoré de Julien Sinzogan. Qui ne fait pas que crayonner et peindre. L’homme sculpte aussi, ou assemble de petits morceaux de bois dans des créations superbes qui ne sont pas sans rappeler la marqueterie.

« Le travail avec le bois, il y a très longtemps que je le pratique. C’est grâce à mon fils qui a 25 ans aujourd’hui mais ce travail remonte à l’époque où il avait 4 ou 5 ans. Nous habitions Maisons-Alfort, on avait la Marne à 50 m de la maison. Et tout le long, vous avez des platanes. Quand je l’emmenais se promener, ce chenapan ramassait les écorces de platane, et on ne pouvait pas les lui arracher ! Alors quand on rentrait, on les mettait dans une bassine pour les laver. Mais ça a commencé à être le bordel dans sa chambre ! Il les cassait, il faisait des trucs avec… Et chaque fois que sa maman balayait pour ramasser les écorces, il criait ! Alors il fallait l’emmener se balader encore, ramasser d’autres écorces. Un jour, j’ai eu une idée : « Eureka ! J’ai trouvé la solution », ai-je dis à sa maman. « Dès qu’on rentre, je prends une feuille de papier et je colle les écorces dessus ! Comme ça il n’y aura plus de petits bois cassés, c’est fini ! » Quand ça a été fait, en y regardant de près, j’ai dit : « Tiens, on dirait un lion ! » Ça a fait la conversation chez moi pendant une semaine ! On a été cherché d’autres écorces pour finir le lion et après ça, on a commencé un dragon. Puis j’ai testé les collages d’écorces sur du contre-plaqué. Et c’est parti comme ça... J’étais très inquiet au début car on m’a acheté ces œuvres en écorces de platane pour tous les horizons, Afrique, États-Unis… Sous tous les climats. Mais ça n’a pas bougé. Du coup je me suis dit que je tenais un bon filon ! Mais mon fils ne m’a plus aidé hein, il n’a pas du tout la fibre artistique ! »

Mais lui, elle lui vient d’où cette incroyable fibre artistique, s’est-on demandé ? C’est là que Julien s’est mis à dérouler le récit de sa vie…

« J’ai toujours dessiné. À l’école maternelle il paraît que je dessinais déjà bien. En cours primaire, on utilisait l’ardoise et la craie et on y faisait des dessins. J’en suis sorti en 1969 et le directeur a gardé mon ardoise jusqu’à aujourd’hui ! Le dernier dessin que j’avais sur mon ardoise qu’il a montré en classe jusqu’à sa retraite… En CM2, le maitre m’obligeait à venir le week-end pour faire les cartes de géographie en fonction du cours de la semaine. Pendant que les autres jouaient au ballon et faisaient des bêtises, moi j’étais à l’école avec les couleurs et les craies pendant que le maître corrigeait les devoirs. Ça m’amusait en fait, et puis j’étais fier, j’étais le chouchou du maitre ! (rires) Une fois au lycée, les jeunes organisaient des concerts. Et il leur fallait des affiches. Il n’y avait pas encore de photocopies alors quand il fallait coller 200 affiches, il fallait faire 200 dessins ! Et c’est moi qu’on venait chercher pour les faire. En 4ème, on avait des kermesses avec exposition de peintures et de dessins des élèves. En ce temps là, je faisais des portraits de Carlos Santana, de Jimi Hendrix… Je gagnais 1000 frcs pour l’un, 2500 frcs pour l’autre… À l’époque, tu gagnais 1000 frs tu étais Dieu (rires) !! Et une fois arrivé en seconde, j’ai commencé la section peinture du lycée Béhanzin de Porto-Novo et là ce n’était plus de la blague ! J’avais pour professeur Joseph Kpobly pour ne citer que lui, qui est devenu un grand artiste. Et d’ailleurs les élèves qui étaient de la section peinture sont tous partis vers les arts par la suite. Le lycée nous fournissait tout : peinture, châssis, toiles… Et c’était sujet libre. En Terminale, nous étions déjà réputés comme LE vivier artistique de qualité au Bénin. »

« Après je suis parti en France. J’ai fait totalement autre chose, l’ESTP. J’ai tenté l’architecture au quai Malaquais aussi, mais je n’ai même pas fait un an car j’avais trouvé un boulot intéressant dans un laboratoire. J’ai lâché les Beaux Arts, je suis parti faire du dessin sur ordinateur au Laboratoire International de Calcul et d’Informatique Appliquée. J’ai fait ça pendant 2 ans et puis le labo a fait faillite. Après je n’avais plus envie d’avoir un patron. Au labo, je me levais à 4h du matin, je commençais à 6h, je rentrais à 1h du matin, samedi et dimanche compris. Pendant deux ans, j’ai gagné beaucoup d’argent. Mais après je n’avais plus envie, c’est à partir de ce moment là que j’ai pris la mauvaise habitude de ne plus vouloir travailler. J’avais un peu d’argent, j’avais de quoi tenir deux ans sans rien faire… J’habitais dans le 15e à l’époque. Alors je me suis mis à la bande-dessinée. Mais Casterman m’a rejeté, Glenat aussi… : « Vous dessinez bien mais votre histoire, elle est trop nègre ! Il n’y a pas le marché… Mais c’est bien hein, continuez ! » Puis un ami m’a demandé un dessin pour son salon. Il l’a emmené chez Gabor Uzvesky, qui possède une très belle galerie et un centre de formation à Bussy-St-Georges, dans une grande ferme. « Où as-tu trouvé ça ? », lui a-t-il demandé. Il l’a encadré, l’a mis en vitrine. Et ça a eu du succès. Il m’a appelé et m’a dit : « Emmenez-moi d’autres dessins ! » Je lui en ai emmené le lundi et le samedi suivant, il m’appelait pour venir chercher mon chèque. Et pas petit le chèque ! « Amène moi le paquet » m’a t-il dit après ! (rires) À partir de là, chez moi ça a été fini, on a poussé le lit, tous les sièges, c’est la table qui a pris toute l’importance et c’est comme ça que j’ai attaqué la machine ! »

« Après j’étais dans le 14e, rue Rémy-Dumoncel, à la sortie des Catacombes. Et c’est là que j’ai trouvé un petit pied-à-terre avec une grande vitre. Je dessinais là, je peignais et j’avais tous les Chinois, les Japonais, les Américains qui passaient, qui s’arrêtaient devant et puis certains courageux entraient pour voir ce que je faisais. Et ça finissait par l’American Express : la première fois j’ai vendu pour 6 000 Frs (Julien éclate de rire, ndlr ) Je suis resté pratiquement six ans dans cet atelier. Il suffisait que deux personnes rentrent et c’était toute la meute derrière qui suivait… Ça rentrait, ça discutait, ça négociait, ça partait au distributeur de la Société Générale à côté, ça revenait, on parlait, ça me donnait leur argent, je comptais, on faisait les conversions du franc au dollar, et ça marchait ! Je connaissais tous ceux qui organisaient la Foire d’Art Contemporain à Bastille. Toute la Revue Noire passait chez moi à mon atelier. Ce n’est que lorsque je suis parti de là, que mes contacts ont été un peu perdus parce que tout le monde savait que je travaillais là, que je dormais là… Il n’y avait pas de salle de bain, seulement un WC. Eh bien je montais là-dessus pour me laver ! (rires) »

« Après j’ai eu mon atelier d’Épinay-sur-Orge, qui couvrait pratiquement 2 hectares. J’ai réussi à négocier avec la RFF, le Réseau Français de France*, qui possède des bâtiments en bordure de voies de chemin de fer. Ils m’ont tout laissé. Pour 1500 € ! Le bâtiment en lui-même fait 580 m² et j’ai trois hangars qui font de 1000 à 1500 m². Et c’est à partir de là que j’ai vraiment décollé car j’ai eu des Américains qui venaient directement des États-Unis pour venir voir l’atelier.* »

« Lorsque l’on a la chance de gagner sa vie à travers l’art, c’est un bonheur parfait, vraiment. C’est pas donné à tout le monde. Moi je me lève quand je veux, je dors quand je veux, je fais n’importe quoi comme je veux. Il n’y a aucune discipline et je n’en veux surtout pas ! Vous voyez ce tableau là derrière, ça fait 3 semaines que je travaille sur ce dessin. Et en 3 semaines je crois que je me suis lavé 2 fois (rires !) J’ai mangé n’importe quoi à n’importe quelle heure. C’est lorsque je me couche que je me demande si j’ai mangé aujourd’hui : « C’est bizarre on dirait que j’ai faim… » je me dis. Et puis là je vois mon assiette qui était prête depuis midi, il est 1h du matin et je ne l’ai pas touchée. Parce que j’étais bien… Quand j’ai une idée, je veux voir jusqu’où je peux la pousser. Et entre temps manger, me laver… ça me barbe ! Je dis à tout le monde : « Ne vous approchez pas de moi, je sens le fauve ! » Mais c’est mon bonheur parfait à moi… »

SAVE THE DATE : Chimères, exposition de Julien Sinzogan aux côtés de Louis Oké-Agbo et Rafiy Okefolohan à la Galerie Lazarew à Paris, du 26 janvier au 23 février 2019.