Par Laetitia Santos
Posté le 16 janvier 2011
30 jours sanglants pour mener à bien une quête de liberté...
Le 17 décembre dernier, un jeune diplômé chômeur s’immolait par le feu dans la ville de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, terrible geste reflétant le mal-être d’une jeunesse et de tout un peuple. A partir de là, les contestations n’ont eu de cesse d’enfler, jusqu’au 14 janvier dernier, date à laquelle Zine El Abidine Ben Ali, après 23 ans d’une république dictatoriale, a finalement fui le pouvoir sous la pression de la rue et s’est exilé en Arabie Saoudite. Retour sur 30 jours d’une rébellion sanglante prénommée "Révolution de Jasmin".
Mohamed Bouazizi. Voilà l'homme par qui tout a commencé.
26 ans, brillamment diplômé, et pourtant, Mohamed est au chômage et obligé de vendre des fruits et légumes dans sa ville, à Sidi Bouzid, pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Seulement, il lui manque l'autorisation nécessaire pour exercer ce gagne-pain de marchand ambulant.
Lorsque la police l'interpelle et saisit sa marchandise, le jeune Tunisien est révolté d'autant qu'une des agents le gifle et lui crache dessus. Il décide alors d'aller plaider sa cause auprès du gouverneur, en vain.
Ce vendredi 17, Mohamed Bouazizi s'immole devant la sous-préfecture de la ville. Un acte désespéré qui le fait aussitôt tomber dans un profond coma et devient dès lors, symbole du ras-le-bol de toute une génération dans un pays où près de 30% des jeunes diplômés sont au chômage et manquent cruellement de perspectives pour l'avenir.
Choquée par l'acte terrible de Mohamed et en soutien à la cause qui en émane, la jeunesse de Sidi Bouzid organise un sit-in devant la préfecture.
Alors que la manifestation se passe dans le calme, les forces de l'ordre dispersent tout ceux rassemblés là à coups de matraques et de gaz lacrymogènes.
Tout le week-end, les jeunes manifestants s'opposent à la police et les premières arrestations se font sentir.
La protestation prend de l'ampleur et s'étend à d'autres villes du pays.
Ainsi, Meknassi, Sidi Ali Ben Aoun, Menzel Bouzaiene et quelques autres municipalités de Tunisie investissent les rues pour soutenir Sidi Bouzid dans sa contestation.
Alors que la contestation se durcit un peu partout dans le pays, Houcine Neji, un autre jeune Tunisien de Sidi Bouzid, se donne la mort en s'électrocutant avec des câbles après avoir escaladé un pylone.
Il ne veut "plus de misère, plus de chômage."
Avec Mohamed, ils seront les premiers martyrs de cette révolution populaire.
A 60 km de Sidi Bouzid, à Menzel Bouzayane, l'affrontement entre jeunes et forces de l'ordre prend un tournant terrible : deux manifestants sont tués par balles.
Dès lors, la violence n'aura de cesse de s'intensifier chaque jour un peu plus.
La contestation populaire gagne la capitale et s'empare de Tunis.
Les diplômés chômeurs de Tunis se mettent eux aussi à manifester leur ras-le-bol et la nuit du 25 au 26 décembre est particulièrement violente.
A 265 km de là et à 15 km au sud de Sidi Bouzid, les manifestants mettent le feu à la sous-préfecture d'une ville de plus de 19 000 habitants. La garde nationale procède à des tirs de sommation pour tenter de disperser la foule.
Encore un peu plus loin, 2 000 contestataires affrontent la police entre 20h30 et 2 heures du matin à Regueb, mettant le feu à une banque, à un tribunal et causant d'autres dégâts importants au nom de leur droit au travail.
A Paris, des manifestations de soutien se mettent également en place.
Les avocats se joignent à la grogne des jeunes diplômés pour manifester leur solidarité.
Et en ce 28 décembre, le président Ben Ali se décide enfin à prendre la parole pour la toute première fois depuis la montée de la contestation sociale et fait savoir qu'il comprend "la difficulté générée par la situation de chômage" tout en dénonçant une "instrumentalisation politique".
Il se rend également au chevet de Mohamed Bouazizi au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous alors que celui-ci est toujours plongé dans le coma.
Acceptant que Mohamed soit un martyr de la révolte, il convie sa mère au palais présidentiel et lui promet 20 000 dinars soit près de 10 000 euros ainsi qu'un emploi pour Leila, la fille de la famille, également chômeuse et pourtant diplômée d'un Bac +3.
Cela n'empêche pas Ben Ali le soir-même de parler des manifestations comme étant le fait des extrémistes.
Les revendications sociales et la représsion gouvernementale, allant de pair depuis de nombreux jours maintenant en Tunisie, ne cessent de gagner du terrain : Thala, Bizerte, Sfax, Kairouan, Meknessi, Regueb, Souk Jedid, Ben Gardane, Medenine, Siliana, Sousse... entrent dans la révolution.
Les victimes de la coercition policière se multiplient de jour en jour.
Dix-huit jours après son geste désespéré, Mohamed Bouazizi, l'homme à l'origine de cette "révolution de jasmin" comme commencent à l'appeler les médias et les opposants, décède des suites de ses graves brûlures.
Lui et tous ceux tombés depuis son immolation sont désormais les martyrs de ce soulèvement populaire historique dans l'histoire de la Tunisie.
Mohamed Bouazizi est enterré au lendemain de son décès et ce sont près de 5 000 personnes qui assistent à ses funérailles.
La contestation reprend de plus belle et bien que le destin du jeune Mohamed soit tragique, on ne peut s'empêcher de penser qu'elle aura encouragé tout un pays à se battre pour sa liberté.
Au moins cinq blogueurs et militants sont arrêtés ou disparaissent, à l'image de Slim Amamou, l'un des plus influents du pays et particulièrement actif sur Twitter, qui a réalisé son dernier post à 13h, "des flics autour de la maison", avant que le silence ne se fasse sur sa page.
Le jour est donc à marquer d'une pierre noire dans l'histoire de l'Internet tunisien qui se voit ici rien de moins que censuré.
Reporters sans frontières semble dire que les blogueurs ont été arrêtés pour être interrogés sur l'activité d'internautes suspectés d'avoir hacké des sites gouvernementaux. Depuis, pas de nouvelles d'eux.
Le rappeur El General fait également parti des personnes à avoir été arrêtées ce jour-là.
De son vrai nom Hamada Ben-Amor, 22 ans, El General gênait le pouvoir tunisien de ses textes engagés symbole de toute une jeunesse en rébellion.
Nouvelles manifestations sanglantes qui font une vingtaine de morts par balles selon le gouvernement, plus d'une cinquantaine si l'on en croit les opposants.
La ville de Kasserine est la plus touchée mais Thala et Regueb ne sont pas en reste.
On n'hésite plus à parler de massacres pour définir cette répression abusive tandis que les autorités elles, emploient le terme de "légitime défense".
A Tunis, la foule rassemblée à observé une minute de silence en l'honneur de ses combattants mort pour leur pays.
Le consulat de Tunisie à Paris est quant à lui victime d'une explosion sans gravité.
Le président Ben Ali prend la parole pour la seconde fois depuis le début des émeutes.
S'il promet la création de 300 000 emplois d'ici à 2012, il aborde les contestations populaires comme des "actes terroristes" de la part de "voyous cagoulés".
A Tunis, les sit-in de lycéens et d'étudiants ne s'affaiblissent pas.
Le régime réprime tant bien que mal et fait ordonner la fermeture des écoles jusqu'à nouvel ordre pour tenter de canaliser lycéens et étudiants.
La capitale et plusieurs villes côtières comme Sfax et Sousse sont désormais à feu et à sang à leur tour.
Michelle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères, propose une coopération sécuritaire afin "que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l'assurance de la sécurité." Elle venait d'être critiquée devant l'Assemblée naionale pour sa retenue vis-à-vis des évènements et a du coup fait savoir qu'elle ne pouvait que "déplorer qu'il puisse y avoir des violences qui concernent ces peuples amis" et que la priorité devait "aller à l'apaisement".
Un couvre-feu est décrêté à Tunis ce qui n'empêchent pas les affrontements de se poursuivre et de faire huit nouvelles pertes, amenant le nombre de victimes à 66 depuis la mi-décembre selon la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme.
Un chercheur franco-tunisien est assassiné à Douz, le ministre de l'intérieur est destitué et une commission d'enquête sur la corruption voit le jour.
Troisième allocution de Ben Ali dans cette révolution de Jasmin, plus conciliante, mais qui apparaît en décalage avec les aspirations du peuple.
Le président s'engage à quitter le pouvoir en 2014, ordonne le cessez-le-feu à l'encontre des manifestants, promet une "liberté totale" pour la presse et une baisse des prix.
Treize nouveaux morts à Tunis, deux à Keirouan et Hammamet est à son tour touchée par l'insurrection.
Les manifestations grouillent à présent dans tout le pays.
Les dissidents brandissent de nouveaux slogans, notamment le très explicite "Ben Ali dehors", dans un cortège de plus de 5 000 personnes à Tunis. Les forces de l'ordre dispersent les manisfestants dans des heurts toujours plus violents et l'état d'urgence est décrêté à 17h.
Les rassemblements publics sont dès lors interdits, un couvre-feu est imposé, l'espace aérien est fermé, le gouvernement est finalement évincé et on annonce des élections anticipées dans les six mois à venir.
A 18h50, Mohammed Ghannouchi, le premier ministre, annonce qu'il va assurer l'intérim de la présidence puisque Ben Ali a pris la fuite. La France lui refuse l'asile, c'est en Arabie Saoudite qu'ils se réfugient lui et son entourage.
Un mois d'émeutes assassines auront eu raison du régime abusif de Zine El Abidine Ben Ali.
L'heure est toujours à l'insécurité en Tunisie, le pays oscillant encore entre pillages et ordre nouveau.
Un incendie dans une prison de Monastir a fait 42 victimes et il ne s'agirait là que d'un bilan provisoire.
Foued Mebazaa a été proclamé président par intérim par le conseil constitutionnel.
L'espace aérien est à nouveau ouvert et les touristes français bloqués en Tunisie devraient peu à peu pouvoir regagner l'Hexagone.
Faisant écho à la Révolution des Oeillets de 1974 au Portugal, où à celle des Roses en Géorgie en 2003, lesquelles ont toutes deux fait chuter des régimes dictatoriaux, la Révolution de Jasmin - fleur symbole du pays - reprend également la dénomination employée 23 ans plus tôt par Ben Ali lui-même lors de sa prise de pouvoir, "révolution au jasmin". L'arroseur arrosé en quelque sorte...
Aujourd'hui, deux jours après la fuite de Ben Ali, une dirigeante d'un parti d'opposition a fait savoir que la composition du nouveau gouvernement devrait être annoncée demain, lundi 17 janvier.
L'armée tunisienne en attendant, a reçu l'ordre de donner l'assaut dans le palais présidentiel de Carthage où s'étaient réfugiés certains éléments de la garde présidentielle de Ben Ali.
Depuis l'immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, la Tunisie a donc vécu une page capitale de son histoire et prouvé qu'un peuple oppressé pouvait encore trouver la force de se faire respecter.
Reste maintenant à ce que le calme revienne dans le pays où des pilleurs profitent encore du chaos ambiant pour sévir et plonger les Tunisiens dans la terreur.
Mais l'espoir de lendemains meilleurs est de nouveau possible... Et ne dit-on pas que c'est l'espoir qui fait vivre ?