Par Cécile Le Maitre
Posté le 16 janvier 2014
Résumée en deux séries de photographies et deux entretiens, c’est l’histoire d’un reporter-photographe épris et curieux du monde, catapulté très jeune dans l’arène du grand reportage, que la course "aux images pour plaire" commence à lasser et qui décide de partir seul, en voyage. Ce recueil de photographies et de textes de Raymond Depardon, publié en format poche, se lit comme un manifeste et se feuillette comme un carnet de voyage.
En 1978, Raymond Depardon a 36 ans et déjà près de vingt années de reportage derrière lui. Cette année-là, il rejoint l’agence Magnum. On lui demande alors un reportage en couleurs sur la situation à Beyrouth. Cette immersion, en plein été, au cœur de la guerre civile libanaise, se révèle particulièrement éprouvante. Cependant, ses photos vont plaire. Elles montrent la haine et la violence des combattants. La presse publie.
Quelques mois plus tard, lassé de "*****courir pour illustrer l’information, à la recherche d’images pour plaire*", Depardon décide de retourner à Beyrouth à sa propre initiative, sans commande. Il dit aussi fuir une désillusion sentimentale. Mais après quelques jours sur place, frustré, ayant la sensation de ne rien faire de bon, il s’envole pour Karachi pour se rendre à la rencontre de réfugiés afghans à Peshawar. Là encore il est rapidement déçu. Depardon ne semble pas trouver ce qu’il cherche. Il fait part de son insatisfaction à ses interlocuteurs afghans, des membres des mouvements rebelles en lutte contre le pouvoir de Kaboul. Ces derniers lui proposent alors de retourner avec eux en Afghanistan, en le faisant passer pour un habitant du Nuristan, une province limitrophe du Pakistan dont la population a la particularité d’avoir la peau et les yeux clairs. Depardon accepte sous réserve qu’on lui procure un guide parlant français. Un jeune étudiant originaire du Panshir va l’accompagner. Il s’appelle Massoud.
La série de photos intitulée Notes, qui occupe la première partie du livre, provient de ce voyage au Liban, puis en Afghanistan aux côtés du futur commandant Massoud. Ce travail constitue une démarche à la fois inédite et unique dans l’œuvre de Depardon. Les photographies, qu’il publie à l’époque sous forme d’un livret d’une vingtaine de feuillets, sont accompagnées de textes. Des pensées parfois très personnelles, des souvenirs, des sentiments, des mots tendres adressés à celle qu’il a laissée à Paris, ou alors des détails, des explications sur la scène photographiée. Notes brise le silence dans lequel le reporter était cantonné. Parti seul, sans contrainte, Depardon se saisit de cette liberté de parler, de se livrer, comme un enfant à qui on aurait tout d’un coup donné la parole. Notes est une sorte de manifeste personnel à travers lequel Depardon entre en rupture avec le photojournalisme de l’époque. "Ne pas essayer de séduire" est le désir exprimé par Depardon dans Notes qui définit le mieux la démarche alors entreprise par le photographe suite à une déception sentimentale : ne pas tricher et être aimé pour ce que l’on est.
Vingt ans après Notes, Depardon publie un livre de 600 photos prises aux quatre coins du globe : Voyages. Il s’agit de photographies « hors sujet », en marge de l’actualité, qui n’avaient pas intéressées la presse car jugées trop personnelles. La même année, 70 de ces photos sont exposées à Marseille. C’est cette série, intitulée La solitude heureuse du voyageur, que Depardon a souhaité joindre à la réédition de Notes, dans ce format poche. Déserts, horizons, champs de bataille, routes, scènes de rue, regards croisés... Des images qui se passent de mots. Comme un second manifeste, La solitude heureuse du voyageur n’est pas accompagnée de texte, juste de légendes : le nom des lieux, les dates. Depardon nous laisse seuls face aux images, dans le même dénuement et avec la même innocence que celui qui les a prises, sans vouloir séduire.
Les deux séries de photos de La solitude heureuse du voyageur, précédé de Notes sont complétées par la retranscription de deux entretiens avec le journaliste Jean-François Chevrier, avec qui Depardon parle du métier de reporter-photographe, revient sur sa propre pratique du photojournalisme, sur sa rupture avec la profession, réfléchit sur sa responsabilité d’homme d’images et celle de ses pairs, évoque la solitude du photographe voyageur… Un livre à parcourir en ce moment, en complément de l’exposition de Depardon Un moment si doux, jusqu’au 10 février au Grand Palais !