Le Grand Palais s'essaie à la vie de "Bohèmes"

Culture

Par Laetitia Santos

Posté le 14 novembre 2012

Une exposition sur les origines et les influences des bohémiens à travers quatre siècles d’art, fascination tantôt magnifiée tantôt pestiférée à l’égard de ces hommes qui ont fait de la liberté un art de vivre avant d’inspirer de nombreux artistes qui ont fait de l’art leur liberté pour vivre.


La bohème, terme à la fois léger et rempli pourtant de tous les maux de la vie, lié aux artistes désargentés, insouciants, adeptes de la vie en itinérance pour échapper à une civilisation urbaine aliénante. La bohème, celle-là même qui résonne dans l’inconscient collectif grâce à l’intemporelle mélodie de Charles Aznavour. Depuis le 26 septembre dernier et jusqu’au 14 janvier, le Grand Palais magnifie cette vie marginale en creusant très tôt dans l’histoire pour en débusquer l’origine, le tout sur fond de musique du monde lancinante et envoûtante.

"Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens", proverbe Rom

Une origine qui étonne d’ailleurs car les bohémiens ont longtemps été considérés comme des Egyptiens aux premiers temps de leur existence. Preuve en est, le nom de gypsy en anglais, dérivé d’égyptien. Dès leurs premières apparitions en Occident, les bohémiens fascinent de par le halo de mystère qui les entoure, leur langue longtemps incomprise, leur rapport à la nature, leurs apparitions et disparitions soudaines, leur vie sans attaches, leur prétention à dire l’avenir…

Et cette fascination s’empare surtout des artistes qui alimentent alors du mythe des bohémiens peinture, littérature, musique, opéra, mode et même mode de vie. Parmi les précurseurs comptent De Vinci et son Homme trompé par des Tsiganes, Baudelaire et ses Bohémiens en voyage, un des poèmes phares de ses Fleurs du Mal, Courbet lui, est un des premiers peintres à s’affranchir des conventions pour se lancer sur les routes et louer en pratique la vie de bohème tandis que Cervantès lance la mode des descriptions fantasmées avec sa Petite Gitane.

Chaque époque a son avis sur ces mystérieux vagabonds mais personne n’y est indifférent : les Lumières y voient ainsi un gouffre d’obscurantisme mystificateur, sauf Rousseau, lui-même marginal et errant, quand les Romantiques, s’enflamment pour ce réservoir merveilleux de chimères. Les représentations sont tantôt grotesques ou gracieuses, vulgaires ou raffinées, sensuelles ou provocatrices, fraiches ou rabougries, jour et nuit. Des stéréotypes se créent, stigmatisant systématiquement les gitans et les reléguant à des occupations comme la danse, la divination, le tambourin, le voyage. Les femmes elles, se gravent dans les mémoires avec de longues chevelures noires et bouclées, de grands anneaux dorés aux oreilles et des breloques aux poignets, des robes à fleurs, des châles sur leurs épaules. Souvent jeunes et fraiches quand elles ne sont pas vieilles et voleuses.

Entre fascination et méfiance, l’opinion publique a toujours oscillé. Sujet au combien fort et difficile puisque sa résonance porte en pleine actualité, celle des Roms et de leur condition miséreuse sans cesse montrée du doigt. À ce propos, il est intéressant de lire un témoignage paru sur le site de rue89 qui a le mérite de nous faire voir les Roms sous un jour positif et plein d’espoir comme il est trop rare que les médias en publient…

"Qui voyage beaucoup, apprend beaucoup", proverbe Rom

Mais revenons-en à nos bohémiens d’antan. La lumière tamisée et les musiques du monde qui nous enveloppent durant la visite aident notre esprit à s’envoler sur les routes à leurs côtés; l’allée, comme terreuse, est imprimée de traces de pieds, et nous invite à marcher dans les leurs comme pour embrasser leur condition ; le premier mur vidé de tout accrochage à notre droite, tandis que les toiles pendent à notre gauche, pourrait presque être un choix politique et rehausser l’humanité sociale qui se dégage tout du long de Bohèmes. En plus de laisser place à l’espace, à l’absence, deux symboliques fortes de la culture gitane. A l’étage, lorsque l’on passe à la condition de l’artiste bohème, aux ateliers miséreux de sous-pentes, à la belle époque de Montmartre, au célèbre duo amoureux Rimbaud-Verlaine, la scénographie se fait un brin romanesque mais colle si bien au sujet qu’on pardonne cette petite accentuation factice de l’ambiance. On aime aussi les citations Rom qui ponctuent la visite de quelques notes philosophiques et qui en appellent à libérer nos esprits et à les vider de tout a priori.

Et puis tout du long dans cette exposition qui se révèle très dense, des toiles d’artistes aux noms confidentiels se mêlent aux toiles de maîtres. Parmi nos coups de coeur, Henri Regnault et sa Gitane aux seins nus, dont le corps laiteux est brillamment éclairé et qui déborde de sensualité portée par cet élégant mouvement de danse, Achille Zo et ses Bohémiens en voyage, une toile colorée, joyeuse et lumineuse qui respire la chaleur et la liberté, En été (ou La Bohémienne), portrait de Lise Tréhot, la compagne de Renoir, ou celle-ci apparait avec ses rondeurs de jeune fille, innocente et sensuelle, débraillée par la chaleur de l’été, Van Gogh et ses Roulottes, campement de bohémiens aux environs d’Arles, toile paisible et chaude qui contraste avec l’image misérable et menaçante véhiculée à l’époque par la presse ou encore les Enfants Tsiganes d’August von Pettenkoffen, incroyablement solaires et la naïve Gitane fauve de Van Dongen. Enfin, le dernier couloir fini de nous soulever le coeur : cette enfilade de portraits signés Otto Mueller, absolument envoutante avec ces peaux brunies, ces couleurs fauves, ses yeux empreints de mélancolie et d’humanité, a été présentée à Munich parmi l’exposition des Arts dégénérés sous le régime nazi et nous rappelle que 600 000 gitans ont trouvé la mort dans les camps de concentration d’Hitler. Une manière de se rappeler à la réalité après avoir voyagé dans l’inconscient et les images que les bohémiens ont toujours suscité en nous…

Bohèmes au Grand Palais
Entrée Clémenceau
Du 26/09/12 au 14/01/13
Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 20h
Nocturne le mercredi jusqu’à 22h
Tarifs : 12 € ou 8 € pour un tarif réduit