Le moringue, la capoeira version créole

Société

Par Cécile Le Maitre

Posté le 2 janvier 2014

"Oui, ça ressemble à la capoeira… Mais en beaucoup plus rapide !", nous confie un moringueur réunionnais. Le moringue, dit aussi Batay Kreol, s’apparente autant à un art martial qu’à une danse rituelle, combinant percussions, techniques de combat et figures acrobatiques. Pratiqué à l’origine par les esclaves arrivés de Madagascar, puis par les ouvriers et les travailleurs immigrés, le moringue fait partie du patrimoine vivant de La Réunion et de l’identité créole. Il se pratique notamment à l’occasion de fêtes et de célébrations, en particulier pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage, chaque 20 décembre.


Le Moringue : une danse-combat

Des tambours appellent au rassemblement. Un cercle se forme. Au rythme des percussions, les danseurs viennent tour à tour au centre du cercle, enchaînant exercices d’équilibre et figures acrobatiques. Puis deux d’entre eux restent seuls dans le cercle et commencent une parade d’intimidation : saltos, équilibres, roues.

Soudain, les tambours se taisent. Les deux danseurs se positionnent à quelques mètres l’un de l’autre, face à face, accroupis, une jambe en extension sur le côté. Ils caressent le sol avec leurs mains. Passent d’une jambe sur l’autre. Du cercle émane un murmure : "chuuuut…"

Puis les danseurs se relèvent et montent les bras vers le ciel, pour signifier que l’affrontement peut commencer. Les percussions reprennent. Les danseurs se propulsent l’un contre l’autre. Leurs torses se percutent en plein saut. Avec une agilité déconcertante, ils enchaînent les figures, simulant un combat. Les faux coups sont donnés avec les pieds tandis que les mains servent à parer.

Le rythme des tambours s’accélère. Les danseurs se rapprochent, s’empoignent pour une lutte au corps à corps. C’est alors qu’un troisième danseur entre dans le cercle. Il sépare les deux lutteurs puis tend le poing vers le public pour désigner son adversaire. Ce dernier rejoint le cercle. Les deux nouveaux moringueurs se saluent, épaule contre épaule. Puis les tambours font silence et du cercle s’échappe un murmure : "chuuuut…"

Des racines africaines, une identité créole dans le Moringue

La pratique de cet art guerrier, importé par les esclaves venus d’Afrique et en particulier de Madagascar, a commencé à La Réunion dans les quartiers d’esclaves des grandes plantations de sucre et de café. Comme une bouffée de liberté, le moringue était à la fois un exutoire et le seul « loisir » des esclaves, à qui le Code noir interdisait de se battre. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, la pratique du moringue ne s’est pas éteinte. Elle s’est au contraire étendue à d’autres couches de la société coloniale, en particulier celles des ouvriers d’usines et des travailleurs engagés chinois ou indiens. Ainsi, au fil du temps, la pratique du moringue s’est vue enrichie par des apports culturels divers, devenant, grâce au métissage du peuple réunionnais, un authentique produit créole.

Mais à partir de 1946, date à laquelle La Réunion devient un Département d’Outre-Mer, et jusqu’au début des années 80, la pratique du moringue se marginalise. Expression d’une culture créole reléguée au rang de folklore par un processus d’assimilation culturelle fondé sur les standards de la métropole, le moringue, comme le maloya, musique héritée des chants d’esclaves, sont rejetés par la majorité de la population réunionnaise. Le moringue est jugé violent et issu de traditions dépassées.

Seuls quelques rares habitants des anciens quartiers d’esclaves ou ouvriers en périphérie des villes continueront de jouer moringue pendant ces années.

Un patrimoine vivant

L’intérêt pour le moringue renait dans les années 80 et 90. Officiellement reconnu comme sport, avec ses codes, ses règles d’enseignement et ses compétitions, sa pratique a beaucoup évolué au fil des années et des générations. Pour les anciens, cela n’a plus grand-chose à voir avec le moring lontan, celui de leurs ancêtres, pratiqué jusqu’au début des années 40. Mais n’est-ce pas ainsi qu’une culture prouve qu’elle est bien vivante ?

Des écoles et clubs de Batay Kreol ont fleuri dans toute l’île Bourbon. En quelques années, le moringue est devenu un sport très populaire, notamment auprès des jeunes. Une manière pour certain de renouer avec leurs racines africaines ? De célébrer la liberté chèrement acquise de leurs ancêtres ? De maintenir leur patrimoine culturel vivant ? Ou tout simplement un moyen de se défouler, d’apprendre à canaliser son énergie ? Pour certains le moringue est un sport, pour d’autres un jeu ou un rite social, mais c’est surtout, pour beaucoup de Réunionnais, un héritage ancestral et une expression de l’identité créole, qu’ils ont désormais à cœur de transmettre.