Louis Oké–Agbo : « J’envisage la folie comme une qualité »

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 21 février 2020

Après Rafiy le coloriste, place à Louis, le photographe, 2ème artiste présenté dans le cadre de cette série de portraits dépeints à l’occasion de l’exposition exceptionnelle, « Empreinte Vodou » à l’Office de Tourisme de Cergy-Pontoise.


Louis Oké-Agbo, nous l’avions laissé à Porto-Novo, au sein de son centre d’art-thérapie fin 2018 (Lire le reportage : "Plus on est de fous, plus c’est arty !", par Laetitia Santos). Cette fois, le voici sur le sol français, en région parisienne, où nous avons pris le temps de remonter aux origines de cet artiste confirmé pour déceler d’où lui vient cet intérêt pour les insensés, les délaissés, les sonnés et les paumés.

Tête-à-tête avec l’ami Louis, histoire de faire le tour de son bocal !

Louis, peux-tu te présenter en quelques mots ?

« Moi c’est Louis Oké–Agbo Vidjannagni. C’est ma grand-mère qui m’a baptisé Vidjannagni, un prénom indigène qui signifie "bon enfant" en français. Je suis né vers 1980 dans un village lacustre des Aguégués et je suis l’aîné d’une famille polygame. Mon père était pécheur et ma mère elle, vendait le poisson. En tant qu’aîné d’une famille polygame, mes parents me sollicitaient pour faire des travaux et gagner de l’argent et je n’ai pas pu évoluer normalement à l’école, d’autant que j’ai été malade pendant des années. Alors j’ai décidé de me former un an dans le bâtiment mais ça ne s’est pas passé comme prévu, j’ai été maltraité par le patron et sa femme… C’est là que j’ai réfléchi à la direction à donner à ma vie et que la photographie m’a tenté. »

Mais comment cela t’est venu à l’esprit ? Il y a 30 ans au Bénin, on imagine que les appareils photos ne couraient pas forcément les rues…

« Tout ce qui a trait au souvenir m’intéresse. J’ai la mémoire des visages. Et je crois que je suis devenu photographe pour immortaliser les souvenirs des gens.

J‘ai donc fait trois ans de formation à Porto-Novo entre 13 et 16 ans environ. Ensuite mon diplôme m’a permis de rentrer dans la vie active. J’ai photographié beaucoup de personnes, on m’a sollicité rapidement pour des événements traditionnels, des mariages, des anniversaires, des baptêmes… Je m’amusais avec mon appareil photo, j’étais témoin d’évènements heureux qui me faisaient rencontrer du monde. Et moi, je captais bien la lumière, je faisais de bonnes photos. »

Et qu’est-ce qui t’a fait basculer de l’évènementiel classique à de la photographie artistique ?

« J’ai été sollicité par la mairie des Aguégués pour être leur photographe officiel. J’y ai travaillé pendant des années. En 2010, j’ai participé à leur Festival Départemental des Arts où j’ai présenté un sujet sur l’eau, source de vie. J’y ai mis en lumière que l’eau potable n’était pas donnée à tout le monde aux Aguégués… Les gens utilisaient souvent la même eau pour se laver, pour boire, et même déféquer.

À ma grande surprise, j’ai eu le premier prix cette année-là et j’ai eu un déclic : j’étais donc capable de transmettre un message par le biais de mon art. C’est là que j’ai commencé à aborder la photographie différemment, à me rapprocher du milieu artistique de Porto-Novo via le centre culturel et artistique Ouadada et de mon ami sculpteur, Philippe Zountegni Houedanou. J’avais 30 ans environ. »

Comment t’es-tu spécialisé ensuite sur les personnes en situation de handicap et les laissés pour compte ?

« Ça s’est fait au fil du temps, en sillonnant les rues de Porto-Novo… Mon regard s’est porté petit à petit vers les marginalisés et j’avais le sentiment de me sentir concerné du fait de mon parcours de vie. J’étais l’aîné dans une famille polygame, je n’avais pas la parole, j’ai été bastonné pendant des années…

Je ne voyais pas la folie chez eux, mais plutôt une forme de beauté dans leur comportement et surtout, une liberté. Et puis la manière dont ils s’habillaient avait quelque chose d’esthétique et c’est comme ça que je me suis mis à les photographier. »

Au point de te servir de l’art pour leur venir en aide…

« Oui je me suis demandé comment leur être utile. Car en les voyant et en les photographiant, chaque fois je pleurais beaucoup à mes débuts. J’ai cette sensibilité nourrie par mon histoire.

C’est grâce à Gérard Bassalé, du centre culturel Ouadada, que j’ai été orienté vers un centre psychiatrique - le seul de tout le pays, et qui se trouve à Cotonou - pour y créer des ateliers d’expression artistique au profit des personnes handicapées, et améliorer leur condition alors qu’on ne les abordait jusque-là qu’avec des médicaments, sans politique de suivi. Et à partir de 2013, j’ai mis totalement mon art au service de la recherche.

Au fil du temps, certains m’ont accepté avec beaucoup de tendresse, ils discutaient avec moi et j’ai beaucoup appris d’eux. J’ai appris d’eux ce qu’était la vie, ce qu’était la folie. Jusqu’à envisager la folie comme une qualité. »

C’est très fort cette vision que tu as de ce que l’on appelle « folie », cette façon de l’aborder…

« Si le handicap est pour moi une qualité, c’est parce qu’il permet de rompre cette barrière qui existe entre les gens dits « normaux ». Ces personnes là ne cherchent plus le lien véritable avec leur prochain, elles ne se questionnent plus sur leur rapport à l’Autre. On ne regarde plus vraiment son prochain, on n’est plus à même de l’écouter vraiment et de lui donner une chance de s’exprimer pleinement. L’hypocrisie est une barrière très importante à mon sens. Nous les normaux sommes malades dans notre tête en quelque sorte. Transcender cette barrière qui permet de passer de la normalité à la folie m’a appris énormément de choses et a fait grandir mon travail.

Je travaillais beaucoup sur l’enfance auparavant parce que lorsque l’enfance est ratée, ça peut devenir un handicap et je sais de quoi je parle. Mais avec eux est venu le vaudou. »

Justement, parle-nous de l’émergence du vaudou dans ton travail, Louis.

« Je suis catholique, la culture du vaudou je ne connaissais pas, même si ma grand-mère est une adepte.

Au fil de mes recherches sur la santé mentale, j’ai remarqué qu’un manque de connaissance de sa culture originelle pouvait aussi devenir un handicap. Chez nous, si quelqu’un marche pieds nus trois jours de suite, on va se dire qu’on lui a jeté un sort. Consulter un thérapeute n’est pas très fréquent. On met les choses sur le dos de la sorcellerie. Un manque de connaissance conduit à une mauvaise interprétation.

Mais au travers de mon métier de photographe et du travail que je fais autour du vaudou, ça me permet de me réconcilier avec ma culture. Je la réinscris dans ce monde contemporain, ce qui permet à beaucoup de personnes de mieux comprendre comment cette culture fonctionne.

Et si je fais le lien avec moi-même, cela explique mon travail de superposition sur mes photos puisque je viens me superposer à cet environnement que je ne maitrisais pas bien initialement. Cela me permet de chercher le rapport que j’ai avec le vaudou. »

Avec l’éclairage que tu viens de livrer, on se rend compte que ce vaudou qui n’était pas tien au départ est devenu une composante forte de ton travail dorénavant. Comment expliques-tu cela ?

« Je trouve cette culture - la mienne - très riche. Elle représente une identité que j’ai perdue et que je retrouve aujourd’hui.

Et elle me permet de transmettre des messages : les forêts sacrées qu’il ne faut pas détruire et qui permettent de s’interroger sur la préservation de l’environnement ; ou encore les murs, témoins de notre histoire, que j’intègre dans mon travail grâce à la terre rouge afin qu’ils puissent vivre longtemps et pour soulever la difficulté que nous avons à conserver notre patrimoine.

Ce qui me fait dire aussi que le travail de rénovation de nos places vaudous entrepris à Porto-Novo est véritablement essentiel. »

Qu’as-tu appris avec ces personnes handicapées ? Que t’ont-t-elles apportées ?

« J’ai appris d’eux la franchise. Ce sont des gens qui sont tellement libres dans leur tête qu’ils ne mentent pas. Ils sont solidaires. Ils peuvent apporter beaucoup, partager énormément et précisément ce que nous n’avons pas car ils possèdent une autre vision sur les choses. J’ai appris ça d’eux et c’est pourquoi je n’agis pas comme les autres. J’ai ma manière de fonctionner et cela rejoint davantage la leur désormais. »

Mais alors selon toi, la folie existe-t-elle ou n’est-elle finalement qu’une dénomination des personnes dites « normales » pour rassembler ceux que l’on ne comprend pas et qui sont différents ?

« Oui elle existe, d’ailleurs, je suis fou à ma manière ! (rires) Certains, comme les trisomiques, sont nés avec un handicap. Mais il y aussi ces autres qui par manque d’amour peuvent être amenés à plonger dans un état d’âme et d’esprit qui les exclu totalement de la société. Mon travail consiste à accompagner la folie, à la soulager pour espérer la soigner afin que ces personnes puissent se réinscrire à nouveau dans la société. Tout cela au travers de la création : la photo, la musique, la peinture... »

Et c’est là que ton centre d’art-thérapie que nous avions visité fin 2018 entre en jeu…

« Oui et j’y organise chaque année une journée portes ouvertes pour dévoiler leur travail et les valoriser aux yeux de la société béninoise. Ne pas les cantonner à leur statut de « fou ».

J’aimerais que ce centre grandisse, qu’il soit un espace de soins avec la présence de cliniciens et d’artistes qui, ensemble, proposeraient une thérapie nouvelle. L’idée est d’associer médecine et création pour permettre à la médecine de voir plus loin. Sans la création, elle est à mon sens très limitée lorsqu’il s’agit de maladies mentales. Les produits chimiques apaisent mais la création libère, permet de s’exprimer.

Je veux développer un centre de thérapie au Bénin où organiser des rencontres, des médiations, et ainsi permettre à la population de développer ses connaissances sur ce mal et mieux s’en protéger. »

Pour finir, un mot à ces agités du bocal que tu aimes tant ?

« Vous m’avez réconcilié avec ce passé que l’on m’avait volé et vous m’avez offert une carrière. C’est grâce à vous que l’on me connaît. Je veux vous le rendre… »