Par Laetitia Santos
Posté le 24 août 2018
Pierrot Men n’est rien de moins que le plus grand photographe malgache, un humaniste né au milieu de nulle part en 1954. Un poète de l’image, virtuose de la lumière, coloriste en noir et blanc de la Grande Île dont il dépeint le quotidien depuis 40 ans maintenant. Enfants, pêcheurs, travailleurs, femmes, paysans et autres mineurs, l’artiste est un véritable chroniqueur de l’âme malgache.
À l’occasion de l’exceptionnelle exposition organisée par le Quai Branly, "Madagascar. Arts de la Grande Île", nous avons conversé près d’une heure avec un homme aussi doux que le regard qu’il porte sur la belle Madagascar...
Pour commencer, Pierrot Men, peut-on revenir à vos débuts pour découvrir comment la rencontre s’est faîte entre vous et l’appareil photo et comment vous en êtes venu à la photographie ?
"C’est tout bête : je me suis trompé de vocation au début ! Je voulais être peintre parce que j’avais eu la visite d’un peintre malgache dans notre école à l’époque, j’étais en classe de 3ème. Lors de sa venue, il nous a montrés quelques toiles et j’ai eu une révélation, je me suis dit : « C’est ça que j’ai envie de faire ! Qu’est-ce que je fous ici ! » Et du jour au lendemain, j’ai quitté les bancs de l’école où je n’étais pas très bon pour faire de la peinture. Ce que je voulais c’était être peintre, un point c’est tout ! Je l’ai été pendant 17 ans... Mais un drôle de peintre ! L’appareil photo était déjà un ami à moi : je photographiais ce que j’aimais beaucoup et je le copiais bêtement ensuite, c’était comme ça… Jusqu’au jour où une personne est venue dans mon atelier et m’a dit : « Pierrot arrête cette merde ! Tes photos sont tellement belles… Alors que tes peintures ne valent rien ! » J’étais déçu bien sur mais j’ai réagi très vite : elle avait complètement raison cette femme ! J’étais un bon technicien en peinture mais pas un grand créateur. Et mes photographies parlaient bien mieux de ce que je voyais tout en transmettant mes émotions..."
De là, vous avez totalement délaissé la peinture pour la photographie ?
"Oui, j’ai arrêté complètement mais ça a été un moment très dur : pendant 17 ans j’ai été derrière un chevalet… Mais j’ai décidé d’écarter tout ça et j’ai pris mon appareil photo en regardant les choses autrement. Et je n’ai finalement pas regretté d’avoir écouté cette femme. Parfois, on connaît des rencontres qui changent tout… Ça fait maintenant 40 ans que je photographie et je me sens bien dans ma peau."
Et alors après cette révélation, qu’est-ce que vous vous êtes mis à photographier d’emblée ? On sait aujourd’hui que vous êtes un véritable chroniqueur de la vie quotidienne de Madagascar, un poète de l’image capable de sublimer la simplicité du quotidien, mais est-ce que ça a été ça de suite ?
"J’ai d’abord commencé par des photos de mariage. À l’époque, les gens commandaient douze vues à cause du prix des photos. Douze vues pour témoigner des moments essentiels. Mais je ne peux pas exprimer un moment avec si peu. Alors je faisais trois pellicules de 36 avec tout ce qui me touchait dans les ambiances. Et ensuite je proposais des planches contact. Ce sont les images que je faisais à côté que les gens préféraient. C’est là que j’ai compris que la photographie était une écriture pour moi et que les gens la saisissaient parfaitement. Par la photographie, je sais transmettre bien des choses…"
Et comment vous viennent les sujets ? Est-ce réfléchi ou au contraire plutôt instinctif ?
"Je ne décide jamais de thème à l’avance. Je suis libre dans ma tête et ça depuis le début. Dès que je sors, l’appareil ne me quitte jamais, il est toujours avec moi. C’est la photo qui vient à moi. Je ne fais qu’essayer de l’attraper. Ce n’est pas une démarche intellectuelle, c’est de l’instinct, quelque chose qui me touche et la photo qui vient toute seule… Et quand je développe les films, souvent je me dis, « J’ai bien fait, j’ai écouté mon cœur ». Au début ce sont les enfants qui m’ont inspiré, c’était vraiment mon sujet de prédilection, peut-être parce que c’était ma propre enfance que je photographiais. J’ai fait ça pendant quelques années avant de passer à autre chose mais je reviens souvent aux enfants. C’est vrai qu’à Madagascar, on a de très beaux paysages mais je laisse ça aux spécialistes, moi ce sont les gens qui m’intéressent."
Et alors que Madagascar est si pleine de couleurs, vous photographiez essentiellement en noir et blanc…
"Oui le plus gros de mon travail, c’est du noir et blanc. J’ai commencé à faire de la couleur avec l’arrivée du numérique. Mais souvent quand je regarde une photo en couleurs, je me dis que c’est en noir et blanc qu’elle me parle !"
Mais c’est un noir et blanc qui est plein de couleurs de toute façon !
"Vous avez complètement raison ! En noir et blanc, on peut rêver et imaginer les couleurs. C’est important pour moi. Une photo en noir et blanc, quand elle est bien tirée, on peut imaginer plein de choses… Si vous pensez que Madagascar est en couleurs, vous apposerez vos couleurs sur ma photo en noir et blanc ! On peut les imaginer et c’est encore plus fort je trouve…"
Il y a une luminosité assez incroyable aussi qui ressort de votre noir et blanc… Ça vous vient d’où cette sensibilité si fine pour la lumière ?
"L’époque où je faisais de la peinture m’a beaucoup aidé à maitriser cette lumière. Et c’est ce qui prime en photo. Même en pleine nuit, j’essaie de trouver la lumière… Sans ça, il n’y a pas de photo. J’essaie toujours de la mettre en valeur. Même s’il y en a très peu, il y a toujours de la lumière qui arrive… Mais tout ça c’est instinctif, je ne réfléchis jamais quand je fais des photos. Je déclenche quand la photo m’appelle ! (rires)"
Quand c’est aussi instinctif et que l’on obtient un tel résultat, c’est que c’est un don du ciel et que l’on est sur son chemin personnel, non ?!
(Pierrot réfléchit un moment avant de sourire et de lâcher) : "J’y crois en tout cas…"
Vous disiez tout à l’heure que les enfants étaient votre sujet de prédilection, certainement parce qu’ils vous faisaient revivre votre propre enfance. Vous pourriez nous la décrire, vous qui êtes né dans les terres du Sud-Est malgache ?...
"J’ai beaucoup vécu en pleine brousse ! Mon père était chinois et ma mère franco-malgache. Et les Chinois qui arrivaient de Chine à l’époque travaillaient dans les chemins de fer, au Canal des Pangalanes, et quand ils finissaient le boulot, chacun cherchait une place. Mon père à choisi Midongy du Sud. C’est vraiment un endroit perdu ! Je me rappelle quand j’étais gamin, il n’y avait pas de voiture. C’était à dos d’homme que l’on portait les marchandises. J’ai étudié sur les bancs d’école en pleine brousse, les mêmes que je vois aujourd’hui et qui me remémorent ma propre enfance à la campagne. On ne se plaignait pas, c’est un bon souvenir pour moi. Quand je vois les mêmes scènes, je me vois en fait, mes photos d’enfants sont des autoportraits…"
Madagascar a-t-elle beaucoup changé selon vous depuis vos jeunes années ?
"Dans les campagnes, je ne trouve pas, rien n’a changé. Les gens vivent toujours de leurs cultures. Ils se contentent de peu mais m’ont l’air heureux. Dans les villes par contre c’est autre chose…"
Vous vivez à Fianarantsoa et vous y avez également installé votre célèbre labo photo, le Labo Men, n’est-ce pas ?
"Après la primaire en pleine brousse, j’ai continué à Farafangana chez les pères, et ensuite à Fianarantsoa à partir de la 3ème, la ville où j’habite depuis. C’est là que j’ai rencontré ce fameux peintre qui a changé toute ma vie ! (rires)"
Et à quoi ressemble une journée au Labo Men ?
"Au début, je faisais moi-même les photos d’identité, les portraits des familles qui venaient me voir. J’ai fait ça pendant quelques années. Et puis mes photos personnelles m’ont demandé beaucoup plus de temps. Je partais voyager à gauche à droite, marcher dans la ville pour faire des images. Je revenais au labo pour traiter mes images, les montrer… J’ai une galerie dans le labo maintenant. J’y présente des diaporamas. Les gens qui aiment la photo ont beaucoup de plaisir à venir chez moi parce qu’ils voyagent avec mes images. C’est toujours de bonnes rencontres quand on est tous passionnés. Ce n’est pas un grand truc mais il y a quelque chose… On dit que la photo c’est de la magie mais c’est le message que délivre une photo qui est vraiment important. Une même photo peut être interprétée de différentes manières en fonction de la personne qui la regarde et c’est ça qui est génial, c’est un beau partage."
Le message essentiel que vous souhaitez faire passer dans vos photos justement, c’est lequel ?
"Jusque-là, je n’ai photographié que les gens, ces hommes qui habitent Madagascar, que je connais, que je ne connais pas, que j’essaie de connaître… Ce que je cherche vraiment, c’est montrer les valeurs et la dignité de ce peuple malgache. Et leur sourire ! Car il est vraiment authentique. Lorsque je vais dans les villages, qu’on m’invite à entrer, qu’on me sert à manger à partir du peu que ces gens ont, je trouve que c’est une valeur inestimable."
L’endroit que vous aimez tout particulièrement à Madagascar, c’est lequel ? Vous pouvez nous le partager ?
"C’est chez moi, à Fianarantsoa. Vous savez, 40 ans de photos dans la même ville, on se demande ce qu’il y a encore à photographier ! Pourtant, il y a toujours quelque chose qui se passe ! J’ai toujours dit qu’on ne photographie bien que ce que l’on connaît bien. Beaucoup de personnes me demandent si je connais tel ou tel pays mais ça ne m’intéresse pas ! Chez moi il y a encore beaucoup à faire, je n’ai pas fini. Être chez moi me suffit, je n’ai pas besoin d’aller loin pour faire de bonnes photos. Faire le même parcours tous les matins, de la maison à l’atelier, et trouver encore des choses à photographier, je trouve ça génial !"
Mais y a-t-il des prises de vues qui vous restent en mémoire plus que d’autres ?
"Celles que j’ai ratées ! (rires !) Elles restent dans ma tête et j’essaie de les rencontrer de nouveau, dans d’autres situations. C’est pour ça que j’ai toujours l’appareil sur moi. Et quand la scène se représente, on ne la rate pas, c’est instinctif."
Vous avez déclaré, je cite : « Derrière bon nombre de mes photos, il y a un drame qui se cache ». Qu’est-ce que vous entendiez par là ?
"Si vous revoyez par exemple cette photo d’une pêcheuse en plein hiver qui va dans la mer, le drame c’est que cette dame ait si froid pour gagner sa vie. Les Malgaches sont de grands travailleurs. C’est un défi pour eux que le travail, ce sont vraiment de grands bosseurs. C’est pour ça que dans les campagnes, dans les Hauts-Plateaux notamment, les gens travaillent beaucoup, ils ont une vraie détermination à travailler leurs terres. Mes images sont plutôt documentaires mais aussi très esthétiques. Mais dans cet esthétisme, il y a toujours un message. Là par exemple devant moi, j’ai trois enfants avec des échasses devant un beau paysage…"
(Je le coupe). Alors ça c’est drôle que vous me parliez précisément de cette image car c’est une photo de vous qui est accrochée chez moi depuis des années, je possède un tirage numéroté précisément de cette photo !
"Ce n’est pas vrai ?! Elle est chez moi aussi, c’est celle que j’ai devant moi à l’instant ! Eh bien vous voyez ces échasses, j’en ai joué aussi à cet âge. C’est un jeu pour ces gosses mais à la fois, les parents ici leur ont demandé de garder les zébus dans les pâturages. Les gamins utilisent ça pour bien voir les alentours et les troupeaux. C’est un jeu mais le drame, c’est aussi qu’ils travaillent quotidiennement alors qu’ils sont très jeunes...
Il y a une autre photo où l’on voit des jetés de sable dans les nuages. C’est une très belle photo mais derrière cette image, il y a des centaines et des centaines de personnes qui travaillent dans les mines, qui creusent des tonnes de terre pour essayer d’extraire le fameux saphir. Je présente les choses autrement, avec plus de poésie. Je suis poète dans mes images, je ne suis pas un vrai journaliste qui présente les choses de façon crue mais il y a souvent une dure réalité pour autant derrière…"
Est-ce que vous portez de l’espérance en vous quant au développement futur de Madagascar ?
"J’ai vécu les trois républiques, depuis la première à aujourd’hui. Il y a eu des moments difficiles c’est vrai, il y a eu des bons moments aussi. Mais moi je reste confiant parce que c’est un pays qui va finir par démarrer je pense. On ne pourra pas toujours rester comme ça… Je suis très optimiste, je crois à l’avenir de ce pays et du peuple malgache."
Le Quai Branly consacre une exposition à l’art malgache à partir du 18 septembre prochain, qu’est-ce que l’on pourra y trouver ?
"Je n’ai pas encore beaucoup d’informations à ce sujet mais concernant mes images, ils ont choisi 18 photos en ouverture qui permettent de bien visualiser le pays. J’ai sélectionné moi-même une cinquantaine de photos et ils en ont retenu 18 pour bien représenter les 18 ethnies de Madagascar, ou encore 18 de ses facettes. Ce sont des photos où l’on retrouve bien l’île... Mais je suis curieux de découvrir l’exposition car souvent lorsque l’on habite un pays, on ne connaît pas tout, ça se pourrait que ce soit une découverte pour moi aussi !"
Et en parallèle, il y aura une exposition à la galerie Argentic avec encore plus d’images accrochées…
"Je travaille avec cette galerie depuis pas mal de temps déjà et pour l’occasion, nous avons prévu une nouvelle expo en même temps que la présentation de mon nouveau livre qui s’appelle **La Mer comme quotidien***.*"
Babel Voyages tente de promouvoir le voyage engagé auprès du plus grand nombre. Êtes-vous de ceux qui voient cela d’un bon œil parce que le tourisme peut largement contribuer au développement d’un territoire ou pensez-vous au contraire que le tourisme dégrade fortement les pays de par ses différents impacts ?
"Les gens qui ont visité Madagascar repartent toujours contents, et reviennent d’ailleurs parce que c’est un pays vraiment attachant. Mais il y a tourisme et tourisme… C’est un pays qui n’est pas très riche. Lorsque certaines personnes arrivent, donnent de l’argent sans raison, ça favorise les mauvais comportements et c’est ça qui tue tout. Je comprends aussi que lorsque l’on arrive et que l’on voit ces enfants, on donne facilement de l’argent, des bonbons… Mais ça conduit à des dérives."
Tout à l’heure vous avez dit que même dans la nuit, vous essayez toujours de trouver la lumière. C’est une vraie philosophie de vie ça, au-delà d’une technique de photographie !
"(Rires !) C’est tout à fait cela ! Les enfants, ça a été mes premières images et vous devez savoir que je m’implique beaucoup auprès d’eux, notamment au travers de Zazakely Sambatra***, qui veut dire Enfants heureux. Les enfants y apprennent beaucoup de choses et **sont aidés côté éducation, santé, social afin qu’ils deviennent des leaders du changement. L’association compte 300 enfants. Je trouve ça fabuleux ce qu’ils font alors j’ai décidé de mettre un peu de mon savoir au service de leur cause en devenant parrain. Je fais des interventions dans des classes, je montre des diaporamas… C’est incroyable comme les enfants, même très jeunes, dès 5 ans, arrivent à se situer devant une image. Ça parle mieux qu’un prof ! Je leur apprends à faire des photos, la manière de cadrer, de s’exprimer…*"
Quels sont vos projets à venir, cher Pierrot ?
"En 2019, je vais publier un nouvel ouvrage, Zazakely, suite à mon partenariat avec cette association. Le but c’est de mettre en lumière la jeunesse malgache. C’est quelque chose qui me tient très cœur car je vous l’ai dit, les enfants, c’est mon sujet de prédilection. Dans ce livre, je vais vraiment mettre de moi…"
Voilà une très belle expo à programmer pour le No Mad Festival 2019 !
"Si vous avez besoin d’images, n’hésitez pas ! Ce serait avec grand plaisir..."