Slovia Roginski : "En perdant du temps, je gagne en vécu"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 8 juin 2022

Voilà une des perles de la maison d'édition Élytis. Slovia Roginski, jeune femme pétillante, bourrée de charme avec sa coupe à la garçonne et son visage fin, crayonne aussi bien les trombines que les plans de votre futur intérieur. Le voyage et l'habitat traditionnel la passionnent tout autant et c'est justement le sel de ses ouvrages : la construction mêlée à l'évasion. Conversation avec celle qui illuminera l'espace dédié aux carnettistes de voyage sur le village de la 8ème édition du No Mad Festival les 11 et 12 juin prochains.


Peux-tu te présenter en quelques mots, Slovia, pour ceux qui ne te connaissent pas ?

« Je suis originaire de Rennes en Bretagne et je suis architecte d’intérieur. Ma mère était bibliothécaire, j’ai toujours eu beaucoup de livres à la maison et je m’amusais souvent, enfant, à recopier les BD. Durant mes études d’archi, j’ai beaucoup dessiné aussi. Quand elles ont été terminées, j’ai eu le besoin de partir voyager. Et là je me suis mise à dessiner chaque jour, au moins trois heures. Alors en six mois, entre le début et la fin de mon voyage, je me suis vraiment améliorée ! Au retour, j’ai commencé à exercer et j’ai ensuite alterné entre mon métier d’architecte d’intérieur et des périodes de coupure où je suis partie un mois ou deux dès que l’occasion s'est présentée. »

Ce premier voyage que tu fais après tes études et où tu te mets à crayonner furieusement, il t’emmène où ?

« En Asie du Sud-Est, un voyage à travers la Malaisie, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. »

Photo Sources: Slovia Roginski

"En observant les habitations, j'arrive à deviner la vie des gens"

Six mois à travers ces différents pays donc et déjà un premier livre à la clef aux éditions Élytis !

« Oui, exactement ! En partant, je me suis demandée comment rendre ce voyage utile, que ça ne soit pas une simple année de césure dans mon CV. J’ai alors pensé dessiner l'architecture puisque c’était mon truc, sans trop savoir quoi exactement… Petit à petit, ça s’est tourné vers l’habitat traditionnel, toutes ces petites maisons qui ne payent pas de mine, construites par les habitants eux-mêmes. Ça me plaisait bien de découvrir la vie des gens à travers leur architecture, d’essayer de deviner comment ils vivaient à l’intérieur selon la forme de leur maison ou le type de construction. Je trouvais que ça en disait long sur leur manière de vivre, leurs croyances, leur communauté, les origines ethniques… Ceux qui étaient originaires de Chine construisaient moins sur pilotis par exemple. En observant les habitations, j’arrivais à deviner un peu la vie des gens. »

Et à créer du lien certainement au travers du dessin ?

« Oui ! Ce qui était génial, c’est que lorsque je m’asseyais pour dessiner, les gens tout d’un coup venaient pour échanger. On m’interrogeait, on m’invitait à boire un verre, à venir dormir… Ça brisait l'a priori du touriste qui est là, un peu dérangeant. Ils comprenaient d’emblée ce qui m’intéressait et alors se créait une complicité. Je venais apprendre de leur savoir-faire et mes dessins leur faisaient saisir mon intérêt pour eux. Une fois entrée dans leur foyer et après avoir passé du temps avec eux, c’était beaucoup plus facile de les dessiner. Je dessinais souvent les enfants, les bébés, et je leur laissais le dessin en partant. J’étais au cœur des choses pour étudier les plans intérieurs de leurs maisons et pouvoir vraiment comprendre leur mode de vie et leur façon d’habiter une construction. Une fois à l’intérieur, on se rend compte qu’il y a par exemple très peu de meubles en Asie. Pas de buffets, pas de grandes tables, pas de chaises non plus… Ça me permettait donc d’étudier à la fois l’enveloppe du bâtiment, d’en comprendre les principes constructifs, et puis d’étudier en même temps l’architecture intérieure et le plan des maisons, complètement différent de chez nous. Ça a beaucoup enrichi ma pratique de l’architecture, même si on peut difficilement tout calquer en France une fois de retour : on ne peut pas faire des maisons sans murs ou très ouvertes, en revanche, il y a pas mal de principes que je peux réutiliser… »

Photo Sources: Slovia Roginski

C’est ce que j’allais te demander : à quel point ce que tu as découvert en voyage a inspiré ton travail ensuite ? Y-a-t-il des influences particulières dans tes conceptions aujourd’hui qui te viennent de ces mois en Asie ? Comment le voyage a-t-il nourri ton travail d’architecte ?

« Ça a influencé la question des usages : faire en sorte que les espaces soient adaptés aux gens qui vivent dedans et ne pas avoir quelque chose de standardisé qui soit identique pour tout le monde. Ça c’est très important à mes yeux. Également à propos des volumes : les espaces ouverts, multifonctions, ne pas forcément avoir un salon et une chambre mais plutôt des espaces modulables… Et ce qui m’a beaucoup intéressée, c’est le fait que ce soit les habitants qui construisent par eux-mêmes, sans architecte justement, avec des savoir-faire traditionnels sur le principe du vernaculaire : ils récupèrent des matériaux dans la forêt et les environs pour construire avec l’aide de tout le village de façon très communautaire. Par exemple, un couple qui veut construire sa maison va la préfabriquer pendant 6 mois, d'abord en tressant les éléments de toiture, puis en coupant les pilotis selon des dimensions bien précises pour enfin assembler la maison en seulement trois jours avec l'aide de tout le village. Je trouve fascinant ce principe d’auto-construction. Sans compter le côté écologique : ne pas importer des matériaux très éloignés et coûteux, ne pas dépenser d’argent et récupérer ce qui se présente… Certaines ethnies nomades transportent les pilotis pour reconstruire la maison plus loin et vont parfois jusqu'à déplacer toute la charpente de la maison sans la démonter ! »

Tu passes donc six mois en Asie et tu rentres démarrer ta carrière d’architecte…

« Oui et ça n’a pas été facile les débuts (rires) ! Le fait d’être enfermée dans un bureau après avoir été dehors toute la journée n’a pas été une mince affaire ! J’ai travaillé deux ans et ensuite je suis repartie, deux mois cette fois, entre Pérou et Bolivie. »

"En Amazonie, on n'a besoin de rien de matériel, la nature peut subvenir à tous nos besoins"

Et là de nouveau un autre ouvrage aux éditions Elytis !

« Oui et un voyage complètement différent de celui en Asie, où il m’a fallu un peu de temps pour me familiariser avec le pays. Il m’en faut toujours, au moins trois semaines pour comprendre la façon de fonctionner des gens et m’acclimater. Je m’attache toujours à partir longtemps précisément pour cette raison. Là, j’ai été subjuguée par la jungle ! J’ai véritablement eu un engouement pour la forêt amazonienne en Bolivie, j’ai trouvé ça absolument fascinant bien que je ne sois pas forcément sensible à la nature à la base. Pourtant, j’ai trouvé un sentiment de liberté totale dans la forêt amazonienne et d’autosuffisance justement, dont je parlais tout à l’heure avec les constructions asiatiques. Je crois que ce thème me touche beaucoup… Cette nature vous submerge, elle est à la fois splendide, terrifiante et en même temps, on peut y vivre sans rien. Si on a besoin d’eau, il suffit de couper une liane et alors on peut boire ! Je suis arrivée malade à cause d’une intoxication alimentaire et les guides m’ont guérie juste en coupant des racines et en les utilisant pour une infusion. Cette sensation que l’on n’a besoin de rien de matériel et que la nature peut subvenir à tous nos besoins est fascinante ! »

Toi qui est architecte, passionnée de construction et donc plutôt citadine, j’ai la sensation que l’Amazonie t’a happée pour nourrir ton intérêt pour la nature. Est-ce que je me trompe ? Je sens une évolution marquée entre ces deux voyages, même dans ton travail.

« C’est vrai mais c’est peut-être dû aussi au fait qu’au niveau architecture traditionnelle, il y avait peu de matière pour moi car le passé colonial est très présent contrairement au vernaculaire. Et l’intimité des gens dans leur foyer est moins visible, à l’exception de quelques maisons en terre dans certains villages. Mes centres d’intérêt se sont donc déplacés vers les habitants, vers les moments partagés avec eux et effectivement ce voyage dans la nature et dans cette jungle m’a bouleversée »

Décris-nous un peu ta façon de travailler en voyage et ce qui fait la singularité de ton univers artistique.

« Je travaille beaucoup à l'aquarelle quand je suis sur place parce que c’est le plus facile à transporter et à faire sécher. Du crayon aussi. Des techniques un peu mixtes sur des papiers texturés : les fonds blancs m’angoissent un peu ! Je préfère quand il y a de la vie sur le papier, donc soit des feuilles sur lesquelles il y a déjà du texte, soit du papier mûrier fait à la main, qui a déjà des irrégularités. J’adore les imperfections ! Que ce soit chez les gens, dans leur maison... : la poule à l’intérieur, le ventilateur suspendu… Eux ça les étonne toujours quand je dessine ça, moi c’est ce qui m’intéresse : c’est par l’imperfection qu’on devine qui sont les gens. J’aime le visage flétri des personnes âgées, les enfants qui ont un regard noir un peu méfiant parce qu’ils sont intrigués par notre venue… Tout ce qui donne la singularité à chaque personne en fait ! C’est pareil pour le papier. De toute façon, il y a toujours des enfants pour mettre leurs doigts sales dessus lorsqu’ils viennent regarder les dessins ! Quand je suis de retour en France, je redessine parfois certaines choses en plus grand avec de l’acrylique ou de l’huile. Et dans mes livres, j’ajoute quelques photos, par exemple des paysages que je ne dessine pas du tout : je trouve que c’est important pour avoir l’expérience du lieu en plus de l’architecture et des personnages. »

Photo Sources: Slovia Roginski

Un moment de vie singulier qui te reste particulièrement en mémoire lorsque tu repenses à ce voyage ?

« L’image du fleuve et des berges sur lesquelles on dormait au Nord de l’Amazonie. Un matin au réveil, il y avait les traces de pas d’un jaguar alors que l’on avait entendu son feulement dans la nuit. Et cette petite fille dans un village, nue sur la plage, qui courrait là et est venue à notre rencontre… »

"Si on voyage plus lentement et que l’on s’adapte à la façon de vivre locale, on dénaturera moins l’environnement et la culture visitée"

Qu’est-ce que le voyage t’a enseigné en particulier comme grande leçon de vie ?

« De prendre le temps. C’est le plus important. Je l’oublie complètement quand je travaille et que je cours après toute la journée. Mais quand je voyage, c’est comme si le temps s’étirait. Je m’autorise alors à perdre du temps, mais en fait, c’est en perdant du temps que je gagne en vécu. En voyage, c'est s’asseoir et profiter d’un instant simple, être à côté de quelqu’un, même sans forcément discuter, mais échanger des regards… C’est dans ces moments-là qu’il se passe beaucoup de choses. »

Photo Sources: Slovia Roginski

Prendre le temps, serait-ce ta définition d’un voyage engagé, notion que l’on défend avec passion sur le No Mad Festival auquel tu participes ce week-end du 11 et 12 juin ?

« Oui c’est essentiel. Et s’adapter. Vivre au maximum comme les locaux : s’imprégner de leur manière d’être, de leur façon de faire, manger comme eux, essayer de se laver comme eux… Si on voyage plus lentement et que l’on s’adapte à la façon de vivre locale, on dénaturera moins l’environnement et la culture visitée. Notamment lorsque je passe beaucoup de temps dans des maisons qui sont très éloignées, sans route pour y accéder, sans réseau… J’essaie de m’effacer au maximum et de ne pas trop mettre en avant ma propre culture. On a forcément un impact sur ces communautés-là quand on vient dormir chez elles mais je tiens à le minimiser autant que possible et à observer plutôt. »

Donc voyager engagé, c’est avant tout une affaire d’état d’esprit ?

« Oui c’est exactement ça : ne pas arriver en exigeant à tout prix une douche chaude, de la clim et du wifi… Quand j’arrive dans un village où ils se lavent au tuyau dans le centre du village, eh bien je me lave aussi au tuyau au centre du village. Souvent ça les amuse de voir les étrangers faire comme eux, ce qui permet d’échanger plus facilement aussi. Le voyage est à ne pas confondre avec des vacances, durant lesquelles on a besoin de se reposer. Ce sont deux visions différentes. »

Ton prochain projet de voyage, où t'emmènera-t-il ?

« En Indonésie ou en Malaisie ces jours prochains. Tout en sachant que la grande nouveauté, c’est que je vais partir avec un bébé ! Pour moi qui pars souvent seule, ça va me changer ! Mais ça va être intéressant : les bébés, c’est universel donc ça créera forcément un nouveau lien à l’Autre, encore différent de celui amené par le dessins… »

Propos recueillis par : Laetitia Santos / Dérushage : Claire Calixto