Tuul et Bruno Morandi : "Les cultures traditionnelles conservent la beauté des gestes simples"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 9 juin 2021

Photo Sources: Tuul & Bruno Morandi.

Couple à la ville comme derrière l'objectif, Tuul et Bruno Morandi forment un duo bourré de sympathie, de talent, de passions communes pour l'Asie et ses civilisations en voie de disparition. Ils semblent d'apparence aussi différents que leurs coeurs et leurs volontés sont accordées. Rencontre avec ce couple de photographes voyageurs qui dédie un éclatant hommage à l'Inde en avant-première du No Mad Festival, le temps d'une magnifique exposition au coeur de Cergy-Pontoise. Et ça démarre ce jour.


D’où venez-vous l’un et l’autre ?

Tuul : « Je suis née en Mongolie et j’y ai grandi. Dans mon enfance, j’ai fréquenté la steppe, la yourte. À chaque vacance, j’expérimentais la vie nomade chez ma grand-mère. En grandissant, je suis allée à l'université pour mes études et à Paris notamment pour un Master Politique et gestion de la culture. C'est à ce moment-là que j’ai commencé à voyager. Je m’intéressais déjà beaucoup aux cultures du monde, aux différentes façons de communiquer entre les pays... Et là est née ma passion pour la photographie et les arts graphiques. Partir en voyage et faire des photos a pris de plus en plus de place et à 25 ans, j’ai commencé à me professionnaliser. J’ai participé à un concours de Paris Match pour lequel j’ai été finaliste. Ça m’a donné une confiance et une voie : photographe voyageur et écrivain. J’écris beaucoup pendant le voyage... »

Bruno : « Moi je suis né à Deauville mais je suis issu d’un père immigré italien qui a débarqué en Normandie parce qu’un de ses oncles habitait là-bas. Mais j’ai grandi en banlieue parisienne où mes parents sont venus s’installer à Fontenay-sous-Bois pour le travail. L’intérêt d’être entre deux cultures, c’est que je passais un mois à Deauville chez ma grand-mère l’été, entre plage, nature, forêts… Le second mois, j’allais chez mon autre grand-mère en Toscane lorsque mon père retournait voir sa famille. Jusqu’à mes 18 ans, c’est le seul voyage que j’avais jamais fait. Mais ça me donnait déjà une idée de ce que c’est de passer une frontière, de manger différemment, d'expérimenter un endroit où les odeurs ne sont pas les mêmes… C’était une première façon de côtoyer autre chose que la banlieue parisienne et la Normandie. Et puis j’ai fait des études d’architecture. Ça a été une révélation car ça m’a ouvert au monde moi qui venais d’un milieu populaire, sans beaucoup de livres… Au même moment, je suis parti au Népal. Et mes études d’archi combinées au Népal, ça a été pour moi une explosion. Ma vie a complètement été chamboulée ! Je suis parti vers toute autre chose que ce qu’elle aurait été si j’étais resté sagement à Paris. »

« En arrivant en Mongolie, je me suis senti perdu au milieu d'un océan de vert...»

C'est le début non seulement d'un lien étroit avec le Népal, Bruno, mais de la bandoulière de l'appareil photo en permanence autour de votre cou...

B : Premier appareil photo au Népal, oui, pour en ramener des traces. À ce moment là c'est une véritable découverte et l’archi m’aide beaucoup dans la composition des images car au début, je faisais des photos comme un touriste on va dire ! Et le Népal de cette époque, c'est un véritable choc ! Ce n’était pas celui d’aujourd’hui avec la surpopulation, les embouteillages... Katmandu, c’était la campagne et un voyage vers le Moyen-Âge en quelque sorte. C’est ce qui m’a mis le pied à l’étrier et après avoir passé deux mois au Népal, je n’avais qu’une envie : y retourner. J’ai alterné mes études d’archi avec la découverte du Népal à chaque vacance... »

T : « Oui, toi c’est vraiment ton départ au Népal qui t’a fait devenir photographe… »

B : « Oui, j’ai fini mes études d’architecture mais finalement, la photo m’a davantage intéressé et je suis parti dans cette direction, voyage et photographie. »

En tout cas ce même déclic arrive pour l'un et pour l'autre au moment de vos études...

À l'unisson : « Oui ! »

Vous vous rencontrez d'ailleurs alors que vous êtes encore en études, Tuul...

T : « J’étais encore étudiante en effet mais je travaillais en parallèle pour une agence de voyage. Je guidais les touristes qui partaient en Mongolie durant les vacances. C’est comme ça que j’ai rencontré Bruno, il venait pour un voyage de presse pour Le Figaro Magazine. »

B : « C’était en 2000, il y a un peu plus de 20 ans… Pour ma part, je vivais déjà de la photo depuis une dizaine d’années… »

T : « Alors que moi j’étais encore dans la phase de découverte... Et j’hésitais encore beaucoup avec le graphisme. »

La rencontre personnelle se crée alors mais comment se fait le mariage photographique entre vous ?

T : « Au début, chacun faisait de la photo de son côté. Mais on s’est mis à beaucoup voyager ensemble, avec ce même intérêt pour les mêmes pays en général. Et c’est devenu difficile de se différencier… »

B : « Oui, alors ça a été une évidence de se dire que l’on allait mettre tout notre travail en commun. »

T : « On s’est mis à former une équipe. En photographie, réaliser un beau sujet en profondeur, ça prend beaucoup de temps. Être en équipe permet de monter des projets de longue haleine. L’un fait des recherches, l’autre va sur le terrain, on fait des photos, moi j’écris… On s’est ainsi mis à construire de véritables sujets journalistiques que l’on a proposés à des magazines de voyage comme Geo, pour qui on travaille pas mal. Et nous avons abouti de cette façon à un travail vraiment complet avec textes et photos pour chaque sujet que l'on a construit parfois pendant des mois. »

**Le premier voyage que vous faîtes en commun, c’est la Mongolie donc. À ce moment là Bruno, vous découvrez la terre d’origine de Tuul. Quel sentiment gardez-vous de ce pays ?

B : « J’avais déjà pas mal voyagé mais la Mongolie, c’est un tout autre univers. C’est l’espace avant tout. IL n’y a aucun pays où il y a une si faible densité d’habitations pour une si grande terre. Les steppes mongoles, c’est très fort. Moi je me suis senti complètement perdu en arrivant. Comme perdu au milieu d’un océan... Je ne comprenais pas : on roulait en Jeep avec un chauffeur qui maitrisait parfaitement cette mer verte. On roulait 2-3 heures puis on arrivait dans des vallées immenses où l'on distinguait de petites collines au bout. Je me disais alors : "Tiens, derrière la colline là-bas, il y aura peut-être quelque chose..." Et en fait derrière la colline, il n'y avait rien, toujours ce même espace infini. On peut rouler comme ça des jours sans jamais croiser personne. C'est ça le premier sentiment que j’ai eu en arrivant en Mongolie : celui d’être perdu au milieu de l’océan et de ressentir le contraire de la claustrophobie : la peur de l’espace ! »

T : « Tu disais que tu avais le vertige… »

B : « Oui le vertige, mais à l’horizontal ! (rires) Le fait de ne jamais voir quelque chose au bout. C’était assez incroyable… Sans compter cette population qui était encore nomade de moitié à l’époque. Maintenant ça doit être un tiers. Mais ça reste encore très vivace. C’était donc un tout nouveau terrain de jeu qui se présentait à moi. Depuis, on n’a eu de cesse d’y retourner. Et puis c’est génial avec quelqu’un comme Tuul qui parle la langue du pays. »

T : « Oui c’est vrai que l’on a pu avoir accès à des sujets hyper intéressants, qui n’ont pas encore été explorés, au fin fond de telle vallée etc. Et on a fait un livre qui a été l’aboutissement de ce travail sur la Mongolie. »

« Nous sommes attirés par la beauté des choses...»

Mongolie, Népal... On connaît aussi votre grand amour pour l'Inde, sujet de cette exposition à Cergy-Pontoise dans le cadre du No Mad Festival, mais aussi le Japon, la Chine, le Pakistan, l'Ouzbékistan... Pourquoi ce goût pour l'Asie tout particulièrement ?

B : « De mon côté, j’aime connaître les pays en profondeur. J’ai du mal à effleurer une destination. Je suis parti du Népal à 19 ans. Le Népal m’a amené vers ses extrémités car il y a des logiques pour comprendre un pays. Je suis donc arrivé en Inde, vaste continent. De là je suis allé au Pakistan. Le Pakistan ouvre les portes de l’Asie Centrale. Et là c’est la Mongolie. Ce sont des mondes avec une liaison culturelle et historique. En Mongolie, il y a des choses que l’on retrouve au Népal. C’est le bouddhisme qui a transporté ces cultures et ces traditions. Et pour travailler, c’est important de comprendre tout cela, d’être à l’aise là où l’on est. »

Vous êtes devenus un peu Indiens à force ?!

B : « Lorsque l’on marche dans les rues, on connaît les codes, rien ne nous choque. On prend la gestuelle, on se débrouille dans les langues de ces régions, on comprend la façon d’être… Si on débarque en Argentine, au Bénin ou autre, là on sera un peu perdus et du coup cela va s’en ressentir dans le travail. Alors que l’Asie est un terrain que l’on maîtrise. Mais on commence à bien maîtriser la France aussi, et nous avons travaillé en Europe, ou à Zanzibar par exemple, où il y a d’ailleurs beaucoup d’Asie et d’Inde tout particulièrement. Du coup, Zanzibar commence à nous faire comprendre l’Afrique de l’Est. Mais de là à aller direct en Afrique de l’Ouest… ! On y arrivera peut-être mais par cheminement et par compréhension. C’est notre démarche car c’est important pour nous de maîtriser la culture d’un pays. C’est ce qui nous permet de trouver des sujets méconnus. Tous les sujets que l’on présente dans l’exposition, ce sont des sujets que l’on ne peut pas faire en débarquant la première fois en Inde, c’est impossible. La première fois, on va faire comme tout le monde : aller au Taj Mahal, voir le Gange… Mais jamais ces sujets-là, qui demandent une grande connaissance. »

T : « Nous sommes allés un sacré nombre de fois dans ces pays-là et c'est ce qui nous a permis de créer toutes ces affinités. On découvre la première fois, on aime, puis on étudie, on lit beaucoup, on se lie d’amitié avec les gens sur place… En Inde et au Népal, nous y avons beaucoup d’amis de longue date. Alors c’est vrai que ça nous appelle davantage. Surtout que l’on arrive toujours à trouver des choses qui nous paraissent n’avoir encore été jamais vues. Mais on reste bien sûr ouverts à la découverte de nouvelles choses… »

B : « Si vous nous appelez pour aller au Bénin, on va y aller ! (rires) »

T : « La plupart des pays que l’on connaît se trouvent en Asie mais on pourrait citer le Maroc aussi, que toi tu aimes beaucoup et que tu connais très bien, tu t'y rends très souvent… »

Qu'est-ce qui fait le lien entre les différents sujets que vous travaillez ?

B : « Les cultures traditionnelles... »

T : « Oui nous sommes très attirés par la beauté des choses. Ce que l’on a compris avec nos yeux de photographes, c’est que les vieilles traditions gardent la beauté des gestes simples, des couleurs, la patine des gestes en quelque sorte… L’Inde est vraiment le pays où l’on trouve ça partout car elle est restée très traditionnelle. »

B : « Ils résistent vraiment à la mondialisation. Si on prend la Chine, l'autre grand foyer de peuplement qui a été soumis aux bouleversements économiques, ils n’ont pas du tout la même approche de la mondialisation. En Chine, il faut creuser pour trouver les traditions. Elles ne sont plus là en évidence. Alors qu’en Inde, ça saute aux yeux. Bien sur, tout ça est fragile et certaines sont amenées à disparaître. Je parlais du Népal tout à l’heure que j’ai connu il y a très longtemps… Si je compare au Népal d’aujourd’hui, c’est deux mondes. Certains villages pour lesquels il fallait marcher deux ou trois semaines sont accessibles aujourd'hui directement par des pistes alors forcément, ils n’ont plus du tout la même patine. »

T : « Non pas que l’on voudrait que ces coins restent inaccessibles ou coupés du monde. Mais lorsque l’on voyage, ce qui nous frappe, c’est plutôt la beauté qui a façonné la tradition d’un peuple et qui tend à disparaître. La mondialisation ok, mais ce qui nous plait moins c’est l’uniformisation. »

B : « Si l’on passe des frontières pour manger la même chose, aller dans les mêmes enseignes... à quoi bon ? »

T : « Et puis les différentes cultures qui ont formé différentes populations, c’est la richesse de notre humanité. C'est important d'en conserver des traces. Il y a 2 ans, lorsque l’on a travaillé sur les transhumances hivernales en Mongolie, les personnes que l’on photographiait nous disaient elles-mêmes qu’elles étaient les derniers témoins de ces traditions. Et nous avons eu l’impression de faire partie nous aussi de ces derniers témoins et de conserver une trace, des photos d’une tradition qui sera disparue dans dix ans... »

B : « Ça me fait penser à ce photographe issu des minorités du Gujarat où il y a une mosaïque d’ethnies. Il souhaite vraiment que l’on vienne car il apprécie notre travail et veut nous accompagner à la rencontre de ces minorités. Mais à cause de la pandémie, on lui a fait savoir qu’on ne pouvait pas venir maintenant. Il nous a répondu ceci : "Ça va, vous avez encore 10 ans, après ce sera fini !" C’est inexorable. »

« Il y a toujours un enseignement profond à tirer des vieilles traditions »

Que retenez-vous qui soit si fort dans ce que vous ont enseigné ces cultures traditionnelles sur lesquelles vous travaillez ? Vous parliez de la beauté du geste simple tout à l'heure Tuul, qui me renvoie instantanément à cette photographie de Roland et Sabrina Michaud, l'homme à la rose. C'est une de leur photo emblématique, notamment parce qu'elle renferme cette même idée d'un instant de beauté simple mais qui se raréfie : un homme qui respire une rose et en apprécie l'instant...

T : « Il y a toujours un enseignement profond à tirer de ces vieilles traditions qui disparaissent. Pour la Mongolie par exemple, on a appris l’humilité et comment respecter la nature en accompagnant ces gens qui font la transhumance. En Inde, on a découvert la manière dont est confectionné le parfum de rose avec un procédé qui remonte au XVIe siècle… Mais quelque chose qui m’a profondément marquée, c'est la spiritualité de ces anciennes civilisations. Je suis très attirée aujourd’hui par toutes les religions et notamment par l’hindouisme, qui est à la base de la culture indienne. J’ai commencé à beaucoup lire et étudier à ce propos. Lorsque nous avons commencé à travailler sur notre sujet du thé, c’est le taoïsme que j'ai découvert. Ce sont des philosophies vieilles de plus de 2000 ans mais qui marquent encore ces pays.

Et dans les apports de l'Asie contemporaine, que conservez-vous ? Certaines de ses spécificités vous ont-elles fait grandir ?

B : « Moi ce qui m’a changé, c’est la philosophie de la rue dans la plupart des pays d’Asie. La réaction des gens au quotidien. C’est le jour et la nuit par rapport à chez nous. En Inde, au Népal, en Mongolie… Face à l’adversité, aux inattendus, il y a une philosophie du "C’est comme ça !", du sourire… C’est plus détendu. Se promener dans une rue en Inde, c’est beaucoup plus drôle que chez nous ! Il y a beaucoup de sourires, d’échanges, de petits mots en passant… Il y a un côté décontracté que j’aime beaucoup et que j’adopte inconsciemment. Je suis forcément devenu un peu comme ça. Nos amis Népalais nous apaisent aussi beaucoup. À chaque problème, ils ont toujours des mots qui pour nous sont inattendus, parce qu’ils ont cette façon de relativiser. Ils trouvent toujours un aspect positif à tout. Ce sont des choses qui me plaisent et que j’adopte. »

T : « Pour ma part j'aimerais parler de l'Ouzbékistan car lorsque nous avons travaillé sur ce livre sur la Mongolie, ça a été pour moi la découverte de ma propre identité. Bien sur, je connaissais l’histoire de Gengis Khan mais aller sur place en Ouzbékistan, voir ces gens qui ressemblent tant aux Mongols, qui ont gardé l’identité du peuple de la steppe jusqu’à certaines expressions… Ça m’a beaucoup marquée. J’ai la sensation qu’on ne connaît pas assez bien notre histoire personnelle. Notre identité est beaucoup plus large que la seule Mongolie, elle s’étend à toute l’Asie centrale où l’on retrouve beaucoup de pasteurs nomades qui vivent encore de façon traditionnelle. C’est une autre face de mon identité que j’ai découvert. »

Si vous deviez citer une ethnie qui vous a particulièrement marquée Tuul, laquelle serait-ce ?

T : « Le pleuple Jat, qui est une rencontre qui date de notre dernier voyage. Nous n’avons pas mis leurs photos dans l’exposition mais ils représentent vraiment le Gujarat avec des tenues très colorées. Rencontrer ce peuple m’a bouleversée car c'est une communauté à laquelle on n'accède pas facilement. Nous avons rencontré une Occidentale qui les étudiait et qui était en affinité avec eux. Elle nous a permis de mieux les comprendre, de nous approcher d’eux… Ce sont des musulmans et les femmes s’habillent de telle manière qu’elles ont des énormes anneaux en or dans le nez. Elles se promènent avec leur fortune sur le visage et c’est tellement lourd qu’elles l’allègent avec une mèche de cheveux ! Ça rend les femmes vraiment très belles avec leurs yeux et leurs sourcils si noirs… Des anneaux ciselés en or, des vêtements colorés… Esthétiquement, c’est superbe. Et puis c’est là où fleurissait jadis la civilisation très brillante de l’Indus. C’est véritablement une des dernières rencontres qui m’a bouleversée et à laquelle je pense énormément... »

Et vous Bruno, une rencontre qui vous reste vivace en mémoire ?

B : « Je crois que c’était lors d'un pèlerinage soufi au Pakistan. Je pense être un des rares Occidentaux et peut-être même le seul à avoir fait ce pèlerinage, dans la province du Sind et du Baloutchistan où il y a des milliers de Soufi. Ils sont un peu en marge de l’islam car ils ont une recherche très philosophique et très personnelle de la religion. Ils se mettent en transe pour communiquer directement avec Dieu, ne passent pas par Mahomet, ce qui est mal vu par les orthodoxes musulmans… Ce sont des gens assez ouverts et j’ai eu la chance de faire ce pèlerinage, deux fois même. Et je l’ai fait avec un vieux monsieur soufi avec qui j’ai passé 15 jours dans des conditions très difficiles : il y avait très peu d’eau, on marchait sous la chaleur… Et ce monsieur a toujours été chantant, délirant, toujours à s’occuper de moi alors qu’il avait 80 balais ! J’en ai fait un documentaire et vraiment ce personnage, c’est un exemple de vie incroyable. »

Mais je pense aussi à Pranjal Kapoor en Inde. On parlait de distilleries de roses traditionnelles tout à l’heure, qui fonctionnent encore avec des alambics. C’est une tradition qui date des Moghols du XVIe siècle. Panjal Kapur est un jeune producteur, qui était businessman à Calcutta mais qui a complètement abandonné ça pour reprendre la maison familiale de distillerie. Il a donné toute son énergie pour remettre ça au goût du jour et redonner vie à cette tradition. Il y croit beaucoup et ça marche : il arrive désormais à exporter un peu partout dans le monde arabe, en Europe… On a eu une vraie complicité avec lui qui nous voyait comme des témoins de son travail et de ses traditions, et la photo une façon de les perpétuer. Il était ravi et nous aussi : il nous a ouvert ses portes et j’ai adoré ce personnage simple et intelligent. »

« On se présente tel que l'on est et on considère l'autre sans folklorisme »

Le No Mad Festival invite à voyager intelligemment justement, de façon plus responsable, curieuse, engagée pour que l'impact du voyage soit positif et enrichissant pour tout le monde. Pour l'Inde qui n'est pas un pays facile d'approche, quelle attitude pourriez-vous conseiller d'adopter ?

B : « Regarder l’autre non pas comme une curiosité mais comme son alter ego. Quand je suis en Inde, je ne réfléchis même pas à qui je suis et qui sont ces gens là. Pour moi, nous formons un tout. Je ne me vois pas comme un Blanc qui se promène dans un pays indien et je ne vois pas les Indiens comme une curiosité. La caricature du touriste, c'est celui avec son bob et son short. Mais pourquoi se déguiser ? Restons nous-mêmes déjà. Ce n’est pas parce qu’on va en Inde que l’on devient quelqu’un d’autre. On se présente tel que l’on est et on considère l’autre sans folklorisme. Pour moi c’est la première chose. La seconde serait d’aborder les gens simplement, de discuter avec eux, sans malaise. De respecter l’autre. »

T : « Oui c’est essentiel. Certains voyagent comme s’ils étaient dans un zoo, se mettent à faire des selfies avec les gens sans leur demander leur avis, devant un monument sans même l’avoir regardé… C’est dommage de voyager pour consommer. Il faut voyager pour découvrir et rencontre l’Autre comme son alter ego, avec une culture différente qui nous apportera quelque chose et à qui on pourra apporter en retour. Un échange entre deux alter ego, deux humains. »

B : « Et ne pas venir avec ses certitudes. Par exemple si on a l’impression que la femme est secondaire dans une société, ne pas arriver en moraliste. Peut-être l’est-elle en apparence mais ce n’est peut-être pas le cas au sein du foyer. Tout est toujours plus complexe que les apparences alors ne jamais juger. Plutôt essayer de comprendre. Et espérer ainsi revenir différent et changé soi-même. Il n’y a pas de frontière entre les hommes, la vie n’est qu’un tout. »

Quelques mots pour finir de ce que l'on peut découvrir dans cette exposition hommage à l'Inde qui se tient dès aujourd'hui et ce jusqu'au 14 juillet prochain à Cergy-Pontoise ?

T : « L’Inde est un vaste continent avec une multitude de peuples différents. La richesse est infinie. L’expo se veut le reflet de ça. Et des couleurs de l'Inde, qui nous attirent beaucoup. Les sujets ont été choisis en fonction : le sari, Holi, les roses, les Rabari, Jodhpur la ville bleue… Et chaque sujet raconte une histoire différente : celle d’un peuple qui a conservé sa culture traditionnelle ; celle d'une fête, Holi, liée à l’histoire de l’hindouisme et au dieu Krishna, dieu de couleurs ; celle d'un savoir-faire artisanal millénaire comme celui du sari… Quelle découverte que celle du sari lorsque nous avons travaillé dessus ! C’est un des plus vieux vêtements au monde et toujours porté aujourd’hui. Je ne sais pas ce que les Gaulois portaient à l’époque mais a priori pas la même chose qu’aujourd’hui ! (rires) Le sari, lui, est toujours là. »

B : « Ce sont des touches de l’Inde que l’on aime. Nous aurions pu présenter un sujet dans son ensemble, comme pour le sari. Là on voit le séchage et le pliage mais on ne voit pas les rouleaux de couleurs qui peuvent mesurer jusqu'à 800 m ! On a conservé la part esthétique du sujet en quelque sorte, mais qui nous permet malgré tout de l'aborder en profondeur, notamment au travers des légendes qui sont de vrais petits reportages sur la thématique. »

T : « Pareil pour les roses, c’est incroyable que cette vieille méthode de distillation des empereurs Moghols existe toujours dans cette petite ville à quelques centaines de kilomètres au Sud de Delhi ! Et Jodhpur, si bleue ! C’est quand même étonnant ! Quand on s’y promène, c’est apaisant, on ne se croirait presque pas en Inde, ça ne grouille pas tant que ça. Les Rabaris eux, sont reconnaissables à leurs turbans rouges tandis que les Gujaratis, c’est le summum de la couleur en Inde ! Les vêtements notamment et comme si ce n’était pas suffisant, leurs maisons sont aussi colorées : ça fait un monde incroyable ! C’est l’Inde qui nous intéresse, nous fait du bien, nous émeut... Celle que l’on a envie de transmettre. »