Par Laetitia Santos
Posté le 10 juillet 2021
Depuis petite, elle a toujours beaucoup voyagé. Elle se dit d'ailleurs nomade dans l'âme. De ses voyages, elle en tire de l'inspiration pour des carnets, des toiles, des livres, parmi nos chouchous dans le paysage des carnettistes de voyage. Elle, c'est Valérie Aboulker, et subjugués par ces planches de végétal débordant de chlorophylle, on lui a proposé d'exposer son travail sur l'Amazonie brésilienne dans le cadre de la 7e édition du No Mad Festival. Dernières heures aujourd'hui pour s'immerger en forêt depuis Cergy-Pontoise !
Qui es-tu Valérie, et d’où viens-tu ?
« Je suis née à Paris et j’ai fait les Arts Déco. Comme ce n’était pas une option d’être peintre dans ma famille, j’ai fait une spécialisation en design-vêtements aux Arts Déco, ce qui m’intéressait beaucoup à l’époque. Je suis devenue styliste et je le suis resté une dizaine d’années. Jusqu’au jour où je me suis dit que ce n’était plus le chemin que je voulais prendre et qu’il fallait donc que je change de vie. Ce que j’ai fait ! Et c’est ainsi que je suis devenue peintre. Et comme je voyageais beaucoup, je me suis mise à dessiner en voyage. Mes parents ont beaucoup voyagé, c’est un peu dans mes gènes. À 4 ans j’avais déjà été aux Etats-Unis avec eux et dans les années 60 ce n’était absolument pas classique. Le 1er voyage où j’ai beaucoup dessiné, c’était en sortant des Arts Déco : je suis allée au Mexique avec des copains pendant 5 ou 6 semaines et là, j’y ai fait du dessin tous les jours. »
Mais tu dessinais déjà avant ce voyage j’imagine ?
« J’ai toujours dessiné oui. Depuis toute petite, tous mes cahiers sont plein de dessins. Mon premier carnet de voyage, j’avais 11 ans. Il n’y a pas beaucoup de dessins dedans, plutôt des collages, mais j’y raconte le voyage d’un road-trip aux États-Unis avec mes parents. Je l’ai encore ! Ensuite tous les ans lorsque j’allais en Israël au kibboutz, je dessinais. Mais disons que le premier voyage où j’ai dessiné chaque jour pour raconter ce que je voyais, c’était au Mexique. Je suis donc devenue peintre et je faisais des carnets à partir de mes voyages qui me servaient à collecter pour ensuite faire mes tableaux. Il y avait des dessins, des collages, des écritures… Ensuite j’ai rencontré Paul, mon mari, qui lui en tant qu’architecte faisait aussi beaucoup de carnets lorsqu’il était jeune. Alors quand on partait en voyage avec notre fils Joseph, on faisait chacun le nôtre. En Chine par exemple, Joseph avait 5 ans, et même lui avait un carnet ! Paul y a retranscrit ce qu’il racontait à l’époque. Et on a chacun nos dessins sur les endroits où nous étions ce qui fait des regards croisés de papa, maman et de leur garçon ! »
Tes parents voyageaient pour le plaisir déjà à l'époque ou pour le boulot ?
« Pour le plaisir ! Depuis que je suis née, on a toujours voyagé. C’est normal pour moi, j’ai vraiment ce besoin d’aller voir ailleurs. Voyager et peindre dans mon atelier, ce sont deux besoins et si je ne fais pas ces deux choses, je craque ! J’ai moins besoin d’aller voir loin aujourd'hui. J’ai surtout besoin d’aller dans un endroit pour m'y poser et étudier le lieu où je suis dans le détail. Pas forcément de tout voir comme lorsque j’étais jeune : j’ai compris que ce n’était pas possible ! »
As-tu abandonné le stylisme facilement ? As-tu eu des inquiétudes, des peurs, des avis contraires de la part des tiens puisque tu semblais dire que l'art n’était pas une évidence dans ta famille ?
« Ça ne l'était pas car je viens d’un milieu aisé. Mon père ne voulait absolument pas que ma mère travaille, mais il voulait en revanche que ses filles fassent des études, des écoles de commerce, ce qu’on fait ma sœur et mon frère. L’art, il estimait que ce n’était pas un métier, et que j’allais dépendre de mon mari. C’est ça qui l’inquiétait ! Ce qui est ironique lorsqu'on sait que c'est ce qu'il voulait pour ma mère ! Mais mon frère m’a soutenue. Dans la mode, je gagnais bien ma vie et je travaillais beaucoup. Mais quand j’ai commencé à peindre, j’ai tout de suite eu des commandes. Alors j'ai laissé tomber la mode et je me suis entièrement consacrée à la peinture... »
Tu avais quel âge quand tu t’es consacrée à la peinture ?
« J’avais 32 ans et je venais de rencontrer Paul. Je n’étais pas jeune ! De 23 à 32 ans, c'est en tant que styliste que j’ai gagné ma vie. »
Qu’est-ce que tu peignais à tes débuts ?
« Des personnages épouvantables, squelettiques et très effrayants ! (rires) »
Comme ces silhouettes filiformes que dessinent les créateurs de mode alors ?
« Oui, sans doute... Mais j’ai toujours été hors-sujet, même dans la mode. Quand je travaillais avec Anne-Marie Beretta, une grande styliste de l'époque, nous recevions toutes les deux les mannequins au moment des défilés. Moi j'adorais m’acheter des gâteaux pour le goûter ! Les mannequins me regardaient tout en me disant que j’avais de la chance d’en manger ! Ça énervait Anne-Marie : elle m'aimait beaucoup mais ne supportait pas ça. Elle faisait des jeûnes pour être maigre, moi j'étais pulpeuse ! (rires) Je n’ai jamais fait ce qu’on me demandait de faire. C’est mon père qui me l’a appris : être au-dessus pour qu’on ne vous dise pas ce que l’on doit faire ou non. Faîtes ce que vous voulez ! Il l’a fait toute sa vie et nous aussi, tous les trois. Je n'ai jamais tenu compte de ce que l'on pensait de moi, je dis ce que je veux quand je veux, je fais ce que j'ai envie quand j'en ai envie... Je ne me préoccupe pas de l'avis des autres. »
Et qu'est-ce qui a fait évoluer ta peinture ensuite ?
« J’ai laissé tomber ces personnages et je me suis inspirée de mes voyages. En 1993, je suis partie au Mali et j’ai fait ma première collection de tableaux d’après un voyage. J’ai tout vendu, ça a très bien marché et je n'en ai plus un seul aujourd'hui ! J’ai adoré ce voyage... J’ai toujours aimé aller en Afrique car je ne me sens pas étrangère au lieu. Sur les marchés, je parle facilement avec les femmes, je sens qu’on est connectées. Alors qu'en Inde ou en Chine, j'adore y aller mais je m'y sens totalement étrangère. Je crois que je suis foncièrement Nord-Africaine : je ris et je parle fort ! (rires) Tout de suite après le Mali, j’ai rencontré Paul. Et quand Joseph est arrivé, nous sommes allés en Chine, au Japon, aux États-Unis, en Espagne, au Maroc... On a été partout avec lui même si on nous disait que ce n’était pas possible de faire cela avec un enfant ! »
Quelles sont les destinations que tu as le plus aimées ? Tu parlais d’Afrique à l'instant...
« J’adore aller en Afrique mais j’adore aller à New York aussi ! J’ai beaucoup travaillé sur les grandes villes, les mégalopoles. Je les ai toutes faites : Hong-Kong, Tokyo, New York, Pékin, Shanghaï, Delhi... J’aimais la foule, sa densité. Shanghaï, on a l’impression que c’est un poumon, un cœur qui bat. La fusion des gens, toutes les nationalités, les milieux sociaux, les ambiances qui se mélangent, les théâtres, les cinémas, les musées, la fête... J’adorais ça. Maintenant c'est drôle, ce n'est plus du tout le cas ! Il faut dire que je suis une fille de la ville, j'ai toujours vécu à Paris. Et puis j’ai commencé à travailler sur les façades, aussi parce que je suis mariée à un architecte, sans doute est-ce lié tout ça. J'ai travaillé en appréhendant la ville de différentes manières. D’abord en observant la ville de loin, depuis le haut d’un building par exemple. Ensuite en m’approchant : c'est là que j'ai dessiné des façades. Je les voyais comme un textile... Et derrière ça, je me suis dit qu'il y avait des gens et de la vie et j'ai voulu aller jusqu'au bout de la ville. C’est pour ça que j’ai commencé à dessiner des intérieurs, en faisant le zoom sur ce qui se passait derrière les fenêtres. Et puis la nature est finalement entrée dans mon travail, j’ai commencé à m’y intéresser avec le voyage en Amazonie... »
C'est venu tardivement finalement et c'est étonnant car aujourd'hui, une grande partie de tes créations, c'est bel et bien du végétal !
« Oui, c’est venu aussi avec ce terrain au Portugal que nous avons acheté il y a quelques années. Quand Paul faisait les plans de notre maison, moi je dessinais à l’encre les rochers qui me fascinaient ici. C’était un sujet qui m’était totalement inconnu : jamais personne chez moi ne s’est intéressé à cela. Mon père est né à la campagne en Algérie mais il ne nous en a jamais parlé : je ne connais ni les plantes, ni les bestioles. Je suis vraiment une néo-rurale ! C'est peu à peu que j’ai appris à regarder ce qui m’entourait. Mais pour moi c'est un monde mystérieux, un nouveau voyage. Comme si j’allais découvrir une tribu inconnue au fin fond du monde. Quand j’ai commencé à voyager dans les années 70, je rencontrais des gens qui n’avaient jamais vu personne d’autre qu’eux-mêmes : là oui, c’était le mystère, le véritable voyage d'aventure. Aujourd’hui ça n’existe plus. Et je n’ai plus envie d’aller déranger des gens qui vivent tranquillement pour être la première à les avoir vus. De toute façon, j'ai compris que le mystère est partout. »
Comment es-tu arrivée en Amazonie brésilienne, qui est l’objet de l’exposition présentée sur le No Mad 2021 ?
« Je travaillais mon livre sur les intérieurs ("Intramuros", éd. Akinomé, oct.2018) et en parallèle, il y avait un projet de livre de cuisine avec une femme née dans un village au coeur de l’Amazonie, dans le Nord du Brésil. Elle est cheffe d’un restaurant parisien. L’idée était de faire un livre sur ses recettes qui se basent sur des ingrédients venus d’Amazonie. On m’a proposé de faire les dessins qui illustreraient l’ouvrage et je suis donc allée avec elle dans son village natal. À l’époque, je ne voulais pas aller au Brésil. J’avais peur de l’avion et il y avait eu ce crash du vol Rio-Paris au même moment. Mais j'ai fini par y aller et par passer une dizaine de jours dans le village. J'y ai découvert l’Amazonie brésilienne alors que je n’avais pas beaucoup étudié avant de partir. Je trouve cela plus spontané de découvrir par soi-même. On a pris deux vols, un 4x4 pendant 8h sur des routes défoncées et une pirogue avant d’arriver ! Sur la route, on a tout de suite senti la déforestation. On ne voyait pas d’arbres mais des vaches, des bidonvilles, une ambiance difficile à décrire... En pirogue, il y avait la forêt d'un côté, de l’autre, des champs. »
Et là tu as commencé à nourrir un amour particulier pour le Brésil et la forêt...
« Ah oui, j’ai adoré ! C'est un endroit où je ne voulais pas aller et j’ai adoré. J’ai été subjuguée par Brasilia, un endroit passionnant par son architecture, une ville dessinée au milieu de l’Amazonie. Et Rio de Janeiro, je n’ai qu’une seule envie : y retourner ! C’est une ville extraordinaire, au-delà de ce que l’on peut imaginer. Il y a tout dans cette ville : les rochers, la mer, l’Amazonie qui vient s’implanter dans la ville... Comme à Hong Kong, on dirait que la forêt vient se battre contre les buildings. Et ce n’est pas sûr que les buildings gagnent ! La végétation y est très forte, très puissante. »
Ça a dû te sortir totalement de tes intérieurs d’artistes !
« Eh bien c’est différent, et en même temps pareil ! Car à chaque fois dans mes sujets, ce qui compte c'est la force de ce que je vais y trouver. Dans les villes, la force des buildings, de leurs façades, la violence de la jungle urbaine... En Amazonie, la force de sa quiétude. Il y a beaucoup de violence autour et qui s’approche à grands pas. Le milieu est hostile. Mais on y ressent quelque chose qui nous englobe, comme dans le Néguev, le désert entre l’Égypte, Israël et la Palestine. Ce désert peut être vert s’il pleut, ou alors très aride. J’ai dormi une semaine sous tente là-bas, et je n’avais absolument pas peur. C’est très enveloppant, très calme, silencieux... Beaucoup de gens détestent, ont peur de cela. Moi j'ai adoré. On ressent cette même quiétude très forte en Amazonie. »
Quel sentiment as-tu gardé de ce constat que l’Amazonie se faisait dévorer par l'Homme et la déforestation ?
« C’est très cruel. Détruire l’habitat de quelqu’un c’est cruel. C’est un peu comme si tu étais devant un feu de forêt. C’est terrible : en deux minutes, il détruit tout ce qu’il y a autour et on ne peut rien faire. Tout va être consumé. Reste à savoir si cela va pouvoir renaître... C’est comme si quelqu’un venait et détruisait ton village avec un bulldozer, sans raison apparente. C’est évidemment très grave pour la planète, mais avant même de réfléchir à cela, l'acte est en lui-même est très violent. »
Depuis l'Amazonie, le végétal n’a plus quitté ton travail...
« À partir de là, je m’y suis vraiment intéressée en effet. C’est aussi une question de moment dans la vie. Quand j’étais jeune, j’étais très polémique. En vieillissant, je n’en ai plus envie. J’ai envie de me poser, d'observer, d’améliorer mes techniques et de moins courir après des aventures... Il y a un cycle, qu’il faut respecter. »
Quels essentiels retiens-tu de ce parcours de vie nourri de si nombreux voyages, Valérie ?
« Il y aura toujours des conflits, des gens qui ne s’aimeront pas... Le seul moyen de minimiser les choses, c’est d’aller rencontrer l'Autre, de savoir qui il est. Quand on connaît autrui, ça fait moins peur. Ça c'est la première chose que m'a enseignée le voyage. La deuxième : mes parents ont quitté par force l’endroit où ils sont nés. On m’a donc appris à ne jamais m’attacher à un endroit particulier et j'ai toujours eu cela ancré en moi. Le nomadisme m’est naturel. J’aurais pu vivre n’importe où, ça m’est égal. Ma maison, c’est mon mari et mon fils, n’importe où dans le monde. Ce qui compte, c’est qui on est. On le voit beaucoup dans le voyage : parfois, les gens ont peu de choses et ils vivent très bien pour autant. Nous avons tous les mêmes préoccupations : être avec nos enfants, rire, bien manger... C’est pareil partout ! J'ai beaucoup ri avec les Hmong : ils se moquaient de moi parce que j’étais grosse ! Ça me passionne de voir comment vivent les autres au quotidien. Le principe, c’est la curiosité. Ce sera le mot le plus important : curiosité. Sans cela, on ne peut rien faire. Ça a engagé toute ma vie, ça m'a guidée... »
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