Christiane Mordelet : « Entre consommation et possession, on ne vit pas ! »

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 5 avril 2019

Professeure de physique aujourd’hui à la retraite, réalisatrice avec près de 40 films à son actif, Christiane Mordelet, 72 ans, est une mordue d’Himalaya, une boulimique de la vie et de l’engagement qui a fait de l’éducation sa meilleure arme de combat. Au travers de ses cours, comme de ses films, elle a distillé ses enseignements toute sa vie durant, ne mâchant pas ses mots à l’encontre du capitalisme qu’elle porte en sainte horreur !


Cours magistral sur l’être plutôt que l’avoir, avec la toute première invitée du No Mad Festival 2019, que l’on recevra le 26 avril prochain au Club de l’Étoile à Paris, pour une soirée Camp de Base signée Allibert Trekking au cours de laquelle sera dévoilée en avant-première la programmation du festival tout en vous faisant profiter d’une projection de "Grandir au Ladakh" en présence de Christiane...

Est-ce que vous arriveriez à vous résumer en quelques mots, vous, Christiane Mordelet ?!

« Je suis une prof à la retraite de l’académie lyonnaise. Quarante années d’enseignement m’ont permis de connaître le monde de l’enfance et celui de l’adolescence en particulier, puisque j’ai surtout exercé en collège. Étant prof de physique, dès le début de ma carrière, j’ai essayé de faire des choses avec les énergies alternatives. J’avais en poche des DEA en énergie solaire, une maîtrise d’environnement… J’ai voulu travailler dessus avec mes élèves. On a ainsi emmené un frigo solaire au Zaïre avec une classe de seconde.

Il avait obtenu un brevet et j’ai été la première enseignante à déposer un brevet dans le cadre de mes fonctions d’ailleurs. Après nous avons fait des cuiseurs solaires pour l’Himalaya afin de lutter contre la désertification, puis des douches solaires etc. J’ai toujours eu envie d’emmener mes élèves un peu partout. Ça m’a permis de faire de la physique dans des lieux un peu étonnants comme travailler sur le Big Bang en plein désert de Gobi, les élèves s’en rappellent encore ! On a fait un cours sur le Pôle Nord magnétique et le Pôle Nord géographique au Groenland pour se rendre compte de la différence entre les deux, expliquer le magnétisme dans la terre etc. La physique m’a amenée à vraiment faire beaucoup de choses avec mes élèves ! »

Alors je vous interromps parce qu’il y a tout de même deux choses qui m’interpellent… La première, vous semblez hyperactive si l’on en croit le nombre de diplômes à votre actif et surtout la diversité de ce que vous avez étudié : un DEA en physique des matériaux, un CAP de mécanique automobile, une maîtrise de physique et une autre d’environnement, un brevet de météorologie, un diplôme d’accompagnateur en montagne, une formation en homéopathie et aromathérapie…

« Je ne voulais pas m’embêter ! (rires) Et tout me passionnait… Mes parents n’étaient pas bien riches, il me fallait un métier, j’ai donc été prof de physique mais en parallèle, j’ai essayé de faire tout ce qui me passionnait, et je me suis intéressée notamment à la glaciologie, au volcanisme et au climat. Tout ce qui touche à notre planète en fait. Il y a 40 ans, on parlait déjà de problèmes environnementaux… »

Mais ça aussi ce n’est pas banal ! Tout ce travail autour des énergies renouvelables commencé il y a quatre décennies de cela... À cette époque, la conscience écologique ne devait pas être aussi aiguisée qu’à l’heure actuelle…

« Tout part d’un voyage en Himalaya : j’ai vu les gens ramasser de petits arbustes pour faire le feu. Le souci étant qu’après, le sol se tient moins bien. Alors je me suis dit qu’il fallait trouver un moyen de cuire les aliments sans utiliser ces petits arbustes afin d’éviter une désertification galopante. À cette période, j’étais en voyage pour six mois, je traversais l’Himalaya à pied sur 3000 kms, depuis le Cachemire jusqu’au Népal, et je donnais des cours d’énergie solaire tout du long dans les villages. Au Ladakh, j’ai rencontré un directeur d’école passionné avec qui je suis restée en lien et c’est comme ça que j’y suis retournée par la suite. La vie, ce n’est qu’une question de rencontres… »

Nous allons revenir sur votre lien avec le Ladakh juste après mais avant cela, comment fait-on lorsque l’on travaille à l’Éducation Nationale pour monter autant de voyages avec ses élèves ? On sait très bien que ceux à le faire sont très rares… Je pense notamment à Jean-Pierre Aurières au lycée Paul Eluard de Saint-Denis mais c’est un vrai parcours du combattant et vous présentez cela le plus naturellement du monde !

« Le Nouvel Obs m’a fait un article à l’époque disant que j’étais la plus grande mendiante de France ! (rires) J’ai passé 40 ans de ma vie à chercher des financements pour monter ces projets. On s’arrangeait pour que ça ne coûte pas plus cher qu’une petite colonie de vacances et on les emmenait au Ladakh, en Mongolie, au Groenland, au Canada, en Terre de Feu… J’ai vendu tout ce qui était possible de vendre ! Du chocolat au muguet en passant par les brioches ou les t-shirts ! Et puis à cette époque là, le mécénat culturel existait encore et les entreprises donnaient bien plus facilement des sommes d’argent conséquentes. Avec mes élèves, c’était super... "T’as Mordelet ?? Oh tu vas peut-être faire des voyages !!" » (rires)

Le Ladakh donc… À quand remonte votre premier voyage là-bas ?

« Mon premier voyage date de 1977. J’y suis retournée en 1980 pour un an et c’est là que j’ai commencé à y avoir des amis et à y voyager pratiquement chaque été. Il n’y avait aucun touriste à l’époque, on devait être une petite dizaine originaire d’Occident. Et par la suite j’y ai emmené mes élèves, 500 gamins de France au Ladakh et 500 gamins du Ladakh en France ! »

Et qu’aimez-vous tout particulièrement dans cette région du monde ?

« Beaucoup de choses qui sont en train de disparaître et qui m’ont motivée à faire ce film… Et puis c’est une culture bouddhiste et en tant que femme, on s’y sent bien. On se sent libre d’être une femme, sans se poser de question. Chez eux, lorsqu’un enfant naît, on ne cherche pas à savoir si c’est une fille ou un garçon, on s’en moque. Les prénoms ne sont pas sexués. Il n’y a pas de jeu de séduction. Et ça fait du bien, ça repose ! En plus d’être une amoureuse de haute-montagne, qui a toujours fait beaucoup de ski extrême. Et puis je suis une gamine du 9.3, j’avais de grands rêves… Je lisais beaucoup et je me souviens avoir lu des livres sur l’Himalaya. C’était un de mes vieux rêves d’y mettre les pieds à mon tour en plus de vouloir traverser un grand désert et d’aller au Pôle Nord ! Mes rêves, je les ai accompli avec mes élèves, je leur en ai fait profiter... »

Avec tout ça, comment en êtes-vous arrivée à réaliser des films ?

« Au départ, il s’agissait de films pour montrer aux parents les voyages que l’on avait vécu, ce qui avait été fait avec les élèves. Et puis au fur et à mesure, les télés me les ont demandé. J’ai eu ma première caméra vers l’âge de 24 ans mais je n’ai jamais eu de formation, je suis une autodidacte. J’ai une quarantaine de films à mon actif aujourd’hui, presque un par an en d’autres termes ! Et depuis 12 ans maintenant, je travaille avec Stanzin Dorjai Gya en duo. Il est mon cadreur, celui qui m’introduit au Ladakh puisqu’il parle la langue. Pour ma part, j’écris et je donne les directives pour que le film colle au format télé à la française. »

Avec ce dernier film, Grandir au Ladakh, qui sera diffusé le 26 avril au Club de l’Etoile à Paris le temps d’un Camp de Base Allibert Trekking concocté tout spécialement pour le No Mad Festival, qu’avez-vous voulu capter et quel est le message de ce film ?

En tant que prof, j’ai beaucoup travaillé dans les écoles en Himalaya. Et je me suis rendue compte qu’elles n’étaient pas du tout comme les nôtres... L’Occident est dirigé par la consommation. On ne peut passer une heure sans avoir le cerveau agressé par tout un tas de publicités qui nous poussent à acheter. Moi ça me brûle le visage !

Tout y incite, même les radios comme France Inter maintenant ! Mais enfin merde, on a quand même autre chose à faire dans la vie que d’acheter ! Je ne supporte pas ça. J’ai une bagnole qui a 30 ans et des pantalons qui en ont 20 ! Qu’est-ce que ça peut faire cette histoire de mode ?? Pendant que l’on achète, on oublie qui on est… Ce pouvoir de la consommation ultra-présent dans nos sociétés occidentales n’existe pas au Ladakh. Et je voulais creuser cet aspect là. Voir ce que c’était que vivre dans un pays où le besoin de consommation se limite à manger, réparer la maison si elle est branlante…

Pourquoi sommes-nous si différents ? Est-ce lié au bouddhisme ? Est-ce lié à au nomadisme ancestrale ? Quoi qu’il en soit, les gamins naissent avec une culture du partage. Deux mots me paraissent essentiels dans cette culture : entraide et partage. Par exemple à l’école, un gamin de 10 ans va aider celui qui en a 3. Et rien n’appartient aux enfants, ils n’ont pas la notion de possession. Dans notre culture, on entend toujours les gamins dire "C’est mon jouet !", "C’est mon bol !" ou encore "C’est ma fourchette !" Quand les gamins du Ladakh ont vu ça en France, ils ne comprenaient pas. Entre la consommation et la possession, on ne vit pas ! »

Cela fait de meilleurs Êtres selon vous ?

« La petite Padma que l’on suit dans le film, elle a 10 ans et elle charrie déjà ses 20 litres d’eau tous les jours sur le dos ! Ça fait quand même 20 kg ! Mais pourtant elle ne râle pas, elle n’attend même pas que sa mère lui dise d’aller chercher l’eau, elle y va, c’est normal pour elle d’aider la famille. Son petit boulot du haut de ses 10 ans, c’est de ramasser les bouses de yak et de vaches pour le feu, d’aller chercher l’eau, de faire la cuisine, de balayer…

Elle travaille mais pour elle c’est une imitation de l’adulte, c’est son jeu. Ils n’ont pas de jouet et pour un gamin, balayer c’est un jeu, c’est rigolo. Dans ce film, on essaye donc de montrer la notion d’entraide. C’est quelque chose qui m’a frappée. Les gosses de 10 ans à l’école aident les petits de 4-5 ans à s’habiller. Padma aide sa mère à la cuisine, elle aide à porter l’eau et elle partage tout avec les autres.

Ils rigolent, ils chantent, ils jouent à des jeux simples, comme se courir après, se lancer des boules de neige… Ce sont des gamins qui ne sont jamais déconsidérés, ils ont des responsabilités, un rôle à jouer dans la société, dans la famille, dans le village, et ainsi ils sont fiers. Ça fait des gosses qui se structurent de façon très solide et qui savent ce qu’ils font. Et je trouve cela tellement à l’opposé de notre culture ! Il n’y a pas ici cette fameuse crise d’adolescence durant laquelle on ne peut rien demander à nos gamins ! Dans ces pays là, ils passent à l’âge adulte sans aucun problème, sans révolte contre leurs parents, ils prennent leurs responsabilités, sont fiers et heureux. »

On sent que c’est un film qui vous tient particulièrement à cœur, peut-être même est-ce le plus important à vos yeux du fait de son sujet lié à l’éducation et de votre passé d’enseignante ?

« Bien sur… L’éducation des gosses est aux antipodes de ce que l’on fait chez nous mais encore une fois, c’est lié à notre culture de consommation et de possession. On a tout faux là-dessus. On est dans la culture de l’avoir et eux sont de la culture de l’être. Il n’y a plus que le business qui compte, les achats, le capitalisme… On arrive à la fin de sa vie et on a fait qu’acheter. C’est terrible ! Alors que ces peuples nomades sont vraiment dans le vécu. La vie quotidienne se déroule au présent : on rit beaucoup, on chante beaucoup parmi tous ces peuples... »

Vous avez créée une association également, Tisser La Paix, pour soutenir ces peuples…

« Oui, créée il y a 40 ans pour aider à la recherche de financements et soutenir quelques projets de développement locaux comme la construction de moulin à farine, d’habitations… Elle fonctionne toujours et sert surtout le village de Gya, celui de Tanzin. Les différents prix que l’on a reçu par exemple, notamment pour le film La Bergère des Glaces, repartent là-bas pour les bergers. Car les bergers vivent sous tente par – 30 à 5000 m d’altitude. Ils ont 14 lieux de nomadisation d’hiver. Tanzin a découvert les bergeries chez nous en France et on a décidé de leur batir des petites maisons de cette façon pour qu’ils n’aient plus à charrier leur tente. On a déjà construit 10 petites bergeries, il nous en manque quatre. On fait de petites choses pour répondre ponctuellement aux demandes d’un petit village. »

J’ai très envie de faire un zoom tout particulier sur la procession de Gotchac, qui est tout à fait étonnante. Pouvez-vous nous en parler plus en profondeur ?

« Ce n’est pas seulement une procession, il s’agit d’apporter la paix aux humains, aux animaux et même aux végétaux, qui pour eux sont vivants. La procession concerne tout ce qui vit "sous le ciel bleu" comme ils disent ! Chaque village fait son Gotchac, entre la deuxième quinzaine de février et la première de mars. Les participants ont de 7 à 80 ans. Il s’agit de faire 3000 prosternations par jour, durant 3 jours et 2 nuits.

Au total il y a 10 000 prosternations à faire. La signification profonde, je l’ai comprise en échangeant avec eux : en se couchant au sol à la fin de l’hiver et au début du printemps, ils embrassent la Terre et lui disent : "Ma Terre, je t’aime, je t’embrasse pour que tu nous donnes de bonnes choses." Ça s’adresse aussi à toutes les petites bestioles qui vivent en dessous de nous et que l’on méprise d’ailleurs dans notre culture. Ils veulent leur dire : "Faîtes-nous une belle terre afin que l’on ait de beaux légumes et que l’on vivre heureux". On embrasse la terre qui a froid pour l’encourager, la réchauffer avec notre corps.

La seconde chose : tout le monde est habillé de la même façon. Que l’on soit un grand professeur, un moine, un savant, un agriculteur, un musicien ou un élève, tout le monde est pareil, sans distinction sociale. Tout le monde en bave au même niveau. On mange tous pareil pendant 3 jours et 2 nuits. Et on mange pas mal pendant Gotchac ! Car chaque village traversé prépare de la nourriture et des bonnes choses ! Du riz avec des petits raisins, des haricots secs qu’ils ont fait ramollir, ils font des soupes… On s’arrête toutes les 2h pour boire du thé, manger des petits gâteaux… Ceux qui n’y participent pas physiquement préparent de la nourriture pour les autres, c’est donc une grande fête, une communion pour remercier la terre.»

Le voyage est une forme d’éducation mais est-il positif in fine au regard des dégâts écologiques qu’il peut engendrer, notamment lorsque l’on s’envole en avion ?

« C’est très difficile comme question… Faire des films sur l’environnement et prendre l’avion, c’est paradoxal bien sûr. Mais j’essaie dans ma vie d’être la moins énergivore possible, je prends les transports en commun, j’essaie de ne pas consommer, et d’être dans le vécu avant tout. Et il ne faut pas oublier que cette société dans laquelle on vit, avec WhatsApp, nos mails, etc, ça consomme plus d’énergie que tous les avions ! Et ça, peu de gens le savent. Alors ce n’est pas une réponse en soi... Le voyage m’a ouvert à la découverte et énormément appris mais je crois que le voyage de demain devra être plus proche de chez soi, notamment en Europe. Je rêve d’une société où le voyage se ferait à vélo... »

AGENDA : Projection du film Grandir au Ladakh organisée par notre partenaire Allibert Trekking en présence de sa réalisatrice Christiane Mordelet le 26 avril 2019 à 19h30 au cinéma Club de l’Étoile, 14 rue Troyon 75017 Paris. Luc Raimbault, directeur de l’Office de Tourisme de Cergy-Pontoise, et Laetitia Santos, fondatrice de Babel Voyages, tous deux co-fondateurs du No Mad Festival, viendront y présenter en exclusivité le programme complet du No Mad Festival 2019 !