Anne Pastor : La Voix des femmes autochtones, un « laboratoire d'idées pour demain »

Interview voyage

Par Adèle Boudier

Posté le 30 mai 2019

Journaliste-reporter et grande voyageuse, Anne Pastor allie engagement et passion du voyage en partant à la rencontre des populations autochtones et des peuples en marge de la société. Du magazine voyage de France Inter à France Culture, en passant par son association "En Terre indigène", son crédo reste le même : donner la parole pour sensibiliser.


Et c’est aujourd’hui ses mots que nous écoutons, pour découvrir plus en détails son projet « La voix des femmes autochtones », plateforme cross-media dressant le portrait de femmes autochtones inspirantes dont les initiatives aux quatre coins du monde créent un réel « laboratoire d’idées pour demain ». À découvrir plus en détails au No Mad Festival le dimanche 16 juin à 14h15 à Cergy-Pontoise, ainsi qu’au festival Rio Loco pour le public toulousain.

Aujourd’hui toujours en reportage aux quatre coins du monde, pouvez-vous nous parler de votre parcours en tant que journaliste à l’international ?

« Je voyage depuis l’âge de quatre ou cinq ans mais je n’avais pas tout de suite fait le lien entre ma passion des voyages, la découverte de l’Autre, des rencontres, des cultures et mon métier de journaliste.

Je l’ai fait en 1995 en passant un coup de fil à Claude Villers qui faisait une émission « Les routes du rêve » puis « Je vous écris du plus lointain de mes rêves ». J’ai donc collaboré avec lui pendant quelques années durant lesquelles j’ai commencé à faire du reportage assez long. Je fais partie de la génération de journalistes qui s’est détachée de l’actualité pour faire plutôt du magazine.

Puis j’ai eu des enfants, et je me suis plus centrée sur l’Europe. J’ai travaillé dans un magazine de géopolitique européenne. Et quand mes enfants ont été un peu plus grands, j’ai repris le voyage. Quand Claude Villers est parti en 2003, on a repris le magazine de voyage sur France Inter. On était trois : Sandrine Mercier, Gwenaelle Abolivier et moi-même. De la même génération, avec la même idée du voyage. »

Des reportages dans lesquels l’humain a une place importante… Vous nous racontez votre première rencontre avec les peuples autochtones ?

« C’est en 2004 que j’ai rencontré pour la première fois les peuples autochtones : les Achuars [population amazonienne Jivaro située entre le Pérou et l’Equateur, ndlr]. Ça a été une vraie rencontre sur ce qu’ils renferment et ce qu’ils ont à nous apporter : la manière d’être, de penser, d’agir dans le monde. À partir de là, j’ai réalisé des reportages avec les peuples autochtones et ceux en marge de la société et produit de grandes séries documentaires.

De fil en aiguilles, j’ai fini par produire plus de quarante documentaires avec les peuples autochtones sur France Inter et France Culture. »

Un nombre impressionnant de grands reportages issus de rencontres humaines que l’on imagine plus fortes les unes que les autres ! Et de là, comment est né le projet « La Voix des femmes autochtones » ?

« Une fondation m’a contactée après avoir remarqué que les femmes étaient souvent aux avant-postes dans mes documentaires. Elle m’a proposé d’imaginer un projet qui les mettrait en valeur. J’ai donc imaginé cette plateforme documentaire cross-média : « La voix des femmes autochtones », un site qui accueille des portraits photographiques et radiophoniques de femmes exemplaires dans le monde, dans l’idée qu’elles sont un laboratoire d’idées pour demain.

En plus du site Internet, l’idée est de présenter leur voix, soit sous forme de conférences ou bien de siestes sonores (sur un transat avec un casque pour voyager par les rencontres). Et à chaque fois j’essaye de leur donner la parole et d’en faire venir. Un grand volet du projet est par ailleurs photographique et je travaille avec des photographes autochtones.

Il faut savoir qu’être femme et autochtone, c’est une double peine. 150 millions de femmes dans près de 90 pays font face à l’exclusion et à la marginalisation. Être autochtone, c’est déjà être discriminé, c’est gêner de par sa seule présence face aux histoires de territoires dans les projets des dominants. Et évidemment, être une femme c’est être encore plus discriminée : via des violences sexistes, le manque d’accès aux soins, l’utilisation de la femme comme arme de guerre etc. »

Et face à ces discriminations et injustices, ce sont des actions inspirantes que vous souhaitez mettre en avant. Pouvez-vous nous parler un peu plus de ces femmes exemplaires s’inscrivant dans le développement de modes de vie plus durables, humains et sociaux ?

« Quand Lidia Gonzales, Shipibo du Pérou, premier professeur bilingue, invente une méthode d’apprentissage de la langue à partir de la culture ancestrale shipibo et l’environnement… c’est un laboratoire d’idées pour demain… Quand Hindou Oumarou Ibrahim, femme peule nomade du Tchad, organise les premiers ateliers sur les connaissances ancestrales pour combattre le réchauffement climatique… Cette méthode est duplicable absolument partout dans le monde. L’idée est que l’Africaine, l’Européenne, l’Asiatique puisse se dire « cette femme, ce qu’elle fait, moi je peux le faire ».

Je suis moins dans la sensibilisation par la mise en avant des dures réalités mais beaucoup plus dans le laboratoire d’idées.

Fanny Wylde, la première avocate Algonquine, est née d’un viol, elle-même a été violée, a subi des violences sexuelles de 4 à 12 ans de la part de son beau-père, notamment suite à l’histoire des pensionnats [institutions destinées à assimiler les enfants autochtones, des années 1820 à la fin du XXe siècle. Plus de 150 000 jeunes autochtones sont passés par ces pensionnats et nombre de ces enfants ont été victimes d’abus physiques et sexuels, ainsi que d’abus psychiques dans le but d’éradiquer les langues et les cultures autochtones]. Bien sur, on en parle dans son portrait. Mais ce qui m’intéresse ensuite c’est la justice ancestrale réparatrice qu’elle propose. »

[Fanny Wylde a été procureur dans plusieurs communautés autochtones du Québec appliquant un système de justice millénaire qui privilégie la réparation à la punition. L’accusé, la victime, leur famille et la communauté travaillent main dans la main. Ils privilégient l’entente à l’amiable et la réparation directe plutôt que les peines d’emprisonnement. Ce système précurseur a inspiré la mise en place de programmes de justice alternative en Europe. Depuis 2014, la France propose une trentaine de programmes de justice restauratrice, ndlr, La Voix des femmes autochtones].

Une dure réalité prenant sa source dans l’histoire coloniale et encore aujourd’hui dans un système capitaliste et politique discriminant les populations autochtones. 2019 a été déclarée « année Internationale des peuples autochtones (ONU) et des langues autochtones (UNESCO), est-ce le symbole pour vous d’une réelle avancée ?

« Depuis 2007, il existe la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et la reconnaissance de la terre ancestrale. Il y a donc eu une avancée. Aujourd’hui ils sont beaucoup plus visibles : dès qu’il se passe quelque-chose, le monde entier le sait, notamment via les réseaux sociaux.

En Équateur par exemple, ça fait trente ans que les Sarayaku se battent contre l’exploitation pétrolière et ils ont réussi à faire condamner l’État équatorien pour non-consultation préalable. Les droits à la nature sont inscrits dans la Constitution du pays. On commence à se rendre compte que l’on a besoin d’aller voir de leur côté car ils vivent en harmonie avec la nature depuis des millénaires. Donc oui, les choses avancent.

Si on prend la COP23 par exemple, il y avait tout un département « savoirs autochtones ». Donc ça veut dire que maintenant on les écoute. Après… Entre les écouter et les défendre, faire sortir les barrages hydro-électriques, les exploitants pétroliers… C’est compliqué. Il y a toujours des batailles et des luttes car ces grandes industries continuent.

En Équateur, même s’il y a le droit ancestral de la Terre, le gouvernement ne le respecte pas puisqu’il attribut des concessions pétrolières. Mais il y a eu beaucoup de procès qui ont été perdus par les grandes compagnies au profit des peuples autochtones, avec des dommages et intérêts. On ne fait plus ce que l’on veut, même si c’est quand même souvent le dominant qui l’emporte pour l’instant.

Et puis il y a certains pays comme le Brésil où la situation est très grave pour les peuples autochtones. La France, quant à elle, ne reconnait pas les peuples autochtones, alors qu’elle en a au moins deux qui sont les Kanaks et les Amérindiens de Guyane. Les Amérindiens de Guyane vivent dans une situation surréaliste avec des taux de suicides dix à vingt fois supérieurs à la moyenne nationale chez les jeunes de 18 à 25 ans. Ils sont complètement abandonnés. »

Et dans cette difficile « balance » entre avancées certaines et discriminations persistantes, que pensez-vous de la sensibilisation du grand public ?

« Les gens sont beaucoup plus réceptifs, les autochtones ne sont plus considérés comme des fantaisistes. Ils sont visibles, on les écoute, on les entend. Le prisme a changé, en mieux.

Il y a quinze ans, on me regardait avec des grands yeux quand je parlais des peuples autochtones. En 2011, ma première grande série de documentaires passait à l’antenne le week-end à 14h. Cette année, c’est le vendredi à 17h, soit un million d’auditeurs.

Que ce soit Edgar Morin, Hubert Reeves, Pierre Rabhi… Toutes ces personnes participent à la visibilité des peuples autochtones. C’est la grande idée de Philippe Descola sur la nature : qu’elle est un tout, et que les êtres humains sont au même niveau que les plantes, les animaux et les arbres.

Et le grand public adhère totalement à ces idées-là. La nature est un des nombreux sujets sur lequel il n’y a pas de réponses ici, donc les gens regardent ailleurs. Les peuples autochtones peuvent nous apporter plein de choses : une autre manière d’être, de penser, d’agir, le respect, la transmission, un mode d’éducation différent, basé sur l’observation et non sur l’apprentissage par cœur.

En matière de sauvegarde des espèces animales : depuis toujours, ils ne chassent et ne pêchent que ce dont ils ont besoin, demandent l’autorisation aux esprits des animaux et ne tuent jamais les bébés. »

Comment arrivez-vous à transposer ces apprentissages dans la vie de tous les jours ?

« Peut-être que la manière dont je vis est influencée : ça fait déjà vingt ans que j’achète local, c’est sur que ça confirme et que ça conforte ces idées-là.

Et on apprend à trouver des alternatives en permanence. C’est compliqué de travailler avec eux mais il faut trouver des solutions : rien n’est figé. Je suis peut-être plus dans l’écoute... Je crois beaucoup en la communication non-verbale aujourd’hui. Je pense vraiment que nous avons perdu cette forme de communication. Par exemple, la première fois que j’ai rencontré les Achuars, je suis arrivée après quatre jours de voyage : ils m’ont fait attendre sept heures dans la tente communautaire et ils m’observaient. Et à chaque fois ça se passe comme ça : ils ont toujours un temps d’observation.

Ici, souvent les mots remplissent le vide, pour se rassurer, pallier ses angoisses. Et eux n’ont pas besoin de ça. Voilà ce que ces rencontres m’ont apporté : de se dire que la communication est aussi ailleurs que dans les mots. »

AGENDA : ANNE PASTOR SERA UNE DES INVITÉS DU NO MAD FESTIVAL 2019 pour une conférence aux côtés de l’écrivaine amazigh Mika Kanane, le dimanche 16 juin prochain à 14h15 à l’Office de Tourisme de Cergy-Pontoise.
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