Franck Vogel : "Le peuple a un réel pouvoir et il est dans sa manière de consommer"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 7 juin 2019

Il est devenu photo-reporter à la suite d’un voyage en stop toute une année durant qui lui a donné envie de délaisser son métier de consultant pour aller à la rencontre de l’Autre, se faire porte-parole de causes sociales et environnementales. Les Bishnoïs d’Inde ont fait sa renommée, il a poursuivi avec les albinos de Tanzanie et se fait désormais représentant de l’urgence d’une meilleure gestion de l’eau à travers le monde.


Introduction sur ce sujet avec un homme passionné et passionnant qui viendra approfondir cette question le samedi 15 juin à 16H00 au No Mad Festival 2019 de Cergy-Pontoise et qui est notamment l'auteur d’un très bel ouvrage paru aux éditions La Martinière, "Fleuves Frontières - La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?"

Pour commencer Franck, peux-tu nous parler du chemin qui t’a fait devenir photo-reporter ?

« Je suis ingénieur-agronome de formation. J’ai fait l’AgroParisTech et j’en suis sorti en 2001. J’ai travaillé chez Accenture moins d’un an en tant que consultant et après ça, j’ai fait un tour du monde en stop durant toute l’année 2002, en Afrique et en Asie principalement. J’ai beaucoup appris sur la vie... Je n’avais jamais vraiment voyagé auparavant et là je suis tombé dedans. Je n’avais pas d’argent, seulement deux-trois dollars par jour, j’ai appris à me débrouiller avec rien et je me suis rendu compte que ce qui est le plus important pour moi, ce n’était pas d’être ingénieur ou consultant, c’est de rencontrer l’autre, de faire des photos et de transmettre des messages, d’inspirer les gens et si possible, changer les choses. »

Et tu t’es lancé au retour de voyage...

« Je suis rentré début 2003 et je me suis lancé en effet. J’ai mis 5 ans pour en vivre même si c’était très compliqué au début. C’est le sujet sur les Bishnoïs, les premiers écologistes au monde, qui m’a fait connaître mondialement. Je suis le premier à avoir traité ce sujet, ça a été publié dans le monde entier, j’ai fait des expos, un film … Je suis devenu leur ambassadeur et à partir de là, j’ai pu vivre de la photo. Puis j’ai continué avec les albinos de Tanzanie et le sujet sur l’eau est arrivée plus tard, à partir de 2012. »

Tu es donc un auto-didacte de la photographie !

« Oui complètement ! »

Comment les sujets ont-ils émergé en toi ?

« Pour les Bishnoïs, c’est une personne que j’ai rencontré durant le voyage en stop qui m’a contacté en 2006 pour m’en parler et j’ai fait le sujet l’année suivante. Je suis allé trois fois deux mois là-bas. Le sujet de l’eau quant à lui a commencé avec le Nil. Une ONG m’a parlé du problème qui allait se poser avec le barrage du Millénaire en Éthiopie. Et pendant les trois mois sur place durant lesquels j’ai travaillé sur le Nil, je me suis dit que d’autres fleuves dans le monde devaient avoir des problèmes. C’est comme ça que le projet est né. »

Et tu t’es donc penché sur le Nil, le Brahmapoutre, le Colorado et le Jourdain pour démarrer, dont tu as fait un livre paru aux éditions La Martinière, Fleuves Frontières - La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?... Si l’on prend le Nil en exemple, le premier fleuve sur lequel tu as travaillé, quelles sont les spécificités de ce fleuve et ses problématiques ?

« Le Nil, c’est un des fleuves les plus mythiques au monde. Il y a deux sources : le Nil Bleu qui prend sa source en Éthiopie et le Nil Blanc, qui lui prend sa source au Rwanda/Burundi. Ils se rejoignent à Khartoum pour former le Nil, lequel traverse le Soudan, l’Égypte et va se jeter en mer Méditerrannée.

Un des problèmes du Nil, c’est qu’à l’époque de l’empire britannique, la quasi totalité de l’accès à l’eau était donnée à l’Égypte, un peu au Soudan et quasiment rien à tous les autres pays. Mais l’Éthiopie a tapé du poing en disant que ce n’était pas possible, qu’elle contestait cet accord parce qu’elle avait besoin de se développer et elle a annoncé vouloir construire un barrage. C’est là qu’ils ont entamé le projet du Grand barrage de la Renaissance ou barrage du Millénaire, pour l’économie du pays. Mais ce projet, c’est en fait le plus grand barrage d’Afrique, c’est énormissime ! Il est quasiment fini aujourd’hui. Ils ont calculé que ce barrage allait représenter entre 10 et 20% d’eau en moins pendant les 10 ans de remplissage du lac de rétention pour l’Égypte. Ce qui est énorme ! Déjà l’Égypte a une gestion de l’eau catastrophique : quand l’eau arrive en Égypte, elle est à peu près propre et c’est l’Égypte qui s’auto-pollue. Il n’y a pas beaucoup d’eau, tout est basé sur l’eau du Nil, et déjà à l’époque du président el-Sadate, celui-ci avait déclaré : "Si on touche à l’eau du Nil, on rentre en guerre".

Les financements pour l’Éthiopie ont été très limités, ça n’a été quasiment que de l’auto-financement parce que la Banque Mondiale a refusé de les aider à cause de l’Égypte, le Fonds Monétaire International, refus catégorique également... Ils ont réussi à auto-financer le projet en ponctionnant les fonctionnaires dans un premier temps. Ils ont pris un mois de salaire par-ci par-là aux fonctionnaires sans contrepartie. Ils ont vendu ou loué leurs terres à de grands groupes indiens, pakistanais…, dont des parcs naturels, pour leur production agro-alimentaire. La diaspora éthiopienne a aussi aidé au financement et ils ont réussi à lever les quelques milliards nécessaires. Actuellement ils sont encore un peu en difficulté pour boucler l’ouvrage parce qu’il y a eu de la corruption en interne mais le barrage va avoir lieu. Ça traine mais c’est en passe de finir. La question à présent c’est : que va-t-il se passer ? Parce que rien n’est clair entre l’Égypte et l’Éthiopie. Mais si un pays de 80 millions d’habitants n’a plus assez d’eau, qu’est-ce qu’il fait ? S’il y a une révolution dans la rue, l’État sera obligé de réagir. Mais détruire un ouvrage aussi énorme, c’est impossible, même avec des avions de chasse. Il faut presque une bombe nucléaire, ça représente des dizaines de mêtres de béton armé en épaisseur, et ça ne se détruit pas comme ça. Je ne sais pas comment ça va se régler mais c’est très complexe...

Il faut savoir que par le passé, sur le Nil Blanc, dans la partie Sud du Soudan, l’Égypte et le Soudan avaient décidé de court-circuiter une zone marécageuse qui s’appelle le Sudd et qui est habitée par les Dinka, une communauté tribale de quelques centaines de miliers de personnes qui habite là, pêche le poisson et vit de manière harmonieuse. Ils disaient qu’il y avait une déperdition d’eau dans cette zone avec les marécages. Ils ont ainsi construit un canal, en sont arrivés aux deux-tiers, avec une énorme machine façon Mad Max. Mais en 83, les Dinka ont décidé d’attaquer l’ouvrage parce qu’ils se sont rendus compte que s’il était achevé, eux n’auraient plus d’eau et seraient complètement à sec. Ça a déclenché plus de 25 années de guerre civile et la naissance d’un nouveau pays : le Sud-Soudan. La première guerre de l’eau a donc déjà eu lieu sur le Nil. J’ai découvert ça en traitant le sujet… »

D’autres guerres de l’eau sont inévitables selon toi ?

« C’est certain. Aujourd’hui, il faut prendre la mesure de l’importance de l’eau, ne pas faire n’importe quoi et trouver un système mondial avec une vraie police de l’eau. L’eau, si on n’en a pas, on ne vit pas. Et de l’eau douce, il n’y en a pas énormément sur terre. Il y en a suffisamment mais elle est de plus en plus mal répartie, ça c’est lié au changement climatique, elle est polluée etc. De l’eau douce, il y a en a pour tout le monde, sauf qu’elle est mal gérée et c’est souvent lié à la corruption. »

Est-ce qu’en traitant ce sujet, des solutions pérennes ont émergé ?

« Il y a des solutions qui existent. Un exemple tout simple : le Colorado n’atteint plus la mer, plus rien ne passe côté mexicain et c’est lié à 300 familles dans l’Imperial Valley qui accaparent plus de 70 % de toute l’eau de la Californie. C’est une aberration complète. Parce qu’ils ont changé leur mode agricole. Il y a 20 ans, ils se sont rendus compte qu’ils n’utilisaient pas tous leurs droits à l’eau, ces "water rights" qui ont été alloués en 1922. Ils se sont dit : "C’est bête, l’eau s’écoule et on ne prend pas ce à quoi on a le droit". Et ils ont donc changé : à la place de planter des choux, des tomates, des carottes et autres, ils se sont demandés ce qui était plus rentable avec plus d’eau. Et ils ont planté de la luzerne, laquelle pompe énormément d’eau. En quelques mois, le Colorado s’est asséché après la frontière.

Pour changer de modèle, c’est très simple : j’ai discuté avec un chercheur américain de l’université d’Arizona qui m’a dit que s’ils arrêtaient d’irriguer simplement durant les trois mois d’été, la Californie n’aurait plus de problèmes car deux fois plus d’eau. Et si on arrête d’irriguer pendant six mois, le Colorado retourne à la mer. C’est facile. Bien sur il faut trouver des compromis car cela représente des milliards. Mais c’est pour cela que l’eau ne devrait pas être une marchandise comme c’est le cas aux États-Unis. En France, ça n’en est pas une. On paye le traitement de l’eau mais on ne paye pas l’eau en tant que telle. Là-bas, si l’on est propriétaire d’un terrain avec de l’eau, on peut la vendre. Le problème peut se régler mais il faut une volonté politique. Aujourd’hui, les Californiens ne sont pas trop au courant que ce sont quelques centaines de familles qui leur ponctionnent toute leur eau. Lesquelles produisent en plus énormément de viande. Mais si le peuple commence à boycotter la viande produite par ces 300 fermiers, à ne plus en acheter, la chose peut très vite se réglér. La Californie, ce sont 40 millions d’habitants. Si les gens commencent à le savoir, ils vont réagir. Le peuple a un réel pouvoir. Et il est dans sa manière de consommer : si l’on décide de changer notre mode d’achat, manger moins de bœuf par exemple - la viande qui consomme le plus d’eau au monde - on peut faire complètement basculer l’économie. La clef c’est ça. »

Est-ce que toi-même, à force de reportages et donc d’une conscience toujours plus aiguisée, tu as revu ton propre mode de vie ?

« J’essaie de consommer du bœuf une à deux fois par semaine maximum. Pas plus. C’est une aberration sinon. Ne pas gaspiller l’eau. Et mon rôle, c’est de transmettre. Je fais de plus en plus de conférences en entreprises et dans les grandes écoles pour sensibiliser les futurs dirigeants car ce sont eux qui seront aux manettes plus tard. C’est à ce moment là qu’il faut planter des graines… »

Le voyage est-il une forme d’éducation selon toi ?

« Pour moi, le voyage doit être responsable. S’il est irresponsable, ce n’est pas normal, ça ne devrait jamais l’être. C’est une énorme ouverture et une école de la vie. J’ai fait six ans d’études après le bac mais j’ai beaucoup plus appris en voyageant un an en stop tout seul sans savoir où j’allais dormir le soir. C’est la chose la plus importante à faire dans une vie pour savoir quoi faire. Ça m’a aidé à trouver ma voie et je ne dois pas être le seul… »


AGENDA : FRANCK VOGEL sera l’invité du NO MAD FESTIVAL 2019 le samedi 15 juin prochain à 16h00 pour une conférence spéciale sur les fleuves-frontières.

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