Marion Rivolier : "Je suis convaincue qu’il faut rendre les œuvres mal acquises aux pays qui les demandent"

Interview voyage

Par Laetitia Santos

Posté le 11 février 2023

Marion Rivolier a deux passions qui se nourrissent l'une l'autre à merveille : les musées et le dessin. Ou encore pourrait-on dire l'espace et l'aquarelle. À moins que vous ne préfèreriez l'art et la couleur. En bref, elle mêle talent technique de scénographe avec émotion des plus sensibles au coeur de ses carnets de peinture. En 2018, elle découvre le Bénin aux côtés de l'agence artistique avec laquelle elle collabore, "Les Crayons". Commence alors pour Marion Rivolier une aventure historique qui va la conduire à vivre les dessous de la restitution des 26 trésors royaux que la France a accepté de retourner à l'ancien Royaume du Dahomey. Une grande première dans l'histoire de l'Art et des relations de la Françafrique.


Artiste phare de la 2ème édition du festival Porto-No Mad, organisé conjointement par le centre culturel Ouadada et Babel Voyages en janvier dernier, Marion Rivolier a vécu à nos côtés 10 jours durant entre vernissage de son expo "Back to Benin", conférence sur son art, sessions d'aquarelle entourées de tout un tas d'apprentis et dessins personnels aux heures perdues de sa journée.

Aujourd'hui, elle expose pour quelques jours à Paris le temps d'une exposition intitulée "Oh les couleurs ! Regards croisés" aux côtés de Magali Cazo et Isabelle Roelofs à la galerie Le 55. L'occasion d'un entretien fleuve comme on les aime avec une personnalité aussi attachante que talentueuse, qui nous balade de Paris à Porto-Novo avec toujours son amour pour l'Art dans ses bagages.

Dis-nous Marion, te souviens-tu du premier musée où tu ais mis les pieds ?

« Je me rappelle que ma mère nous emmenait au musée dès l’âge de 6 ans, au Louvre ou dans des expositions majeures parisiennes. Nous étions allés voir Watteau au Grand Palais, une expo rétrospective d’importance. Je me souviens avoir été à fond sur les tableaux, les couleurs, les compositions... Mon frère lui, s’emmerdait au plus haut point ! On a fait ça pendant des années et des années. Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui encore avec ma mère, on parle de ces expositions et que depuis ce temps-là, on continue à aller en voir ensemble et à en discuter. Notre bagage artistique s’enrichit toujours. D'ailleurs, ma mère raconte qu’à 6 ou 7 ans, je dessinais en perspective à main levée de manière juste, sans avoir vraiment appris ces notions. C’est peut-être pour ça ensuite que j‘ai continué dans la voie de l’espace et de la scénographie. »

"Le goût de l'art me vient d'extrêmement loin"

Donc le goût des musées et de l’espace, cela te vient d’aussi loin que le dessin, de l’enfance ?

« Le goût de l’art me vient d'extrêmement loin et ne m’a jamais quittée. C’est ce qui est intéressant, les enfants dessinent de manière naturelle. Et à un moment donné, soit tu continues, soit tu arrêtes. Souvent à cause du jugement extérieur des adultes ou des instituteurs : "C’est bien" ou "C'est mal fait". C'est souvent ce jugement qui t'empêche de continuer et d’aller au-delà d'un âge un peu critique de 11-12 ans. Ce qui est très étrange, c’est que j’ai toujours su que j’allais dessiner au cours de ma vie. Je ne savais pas ce que j’allais faire mais par contre, je savais que je ne pourrais pas vivre sans dessiner. C’était mon but : avancer à l’école pour aller enfin dans un endroit où je pourrais dessiner, peindre, aller voir des expos, m’enrichir et avancer avec l’art. »

Lorsque tu as dû choisir tes études supérieures, les Arts Déco ont-ils été un choix immédiat ? Ça aurait pu être purement une école d’art. Qu’est-ce qui t'a attirée là-bas ?

« En 3e au moment de l’orientation, j’étais plutôt axée sur l’architecture. Mais lors d’une journée dédiée, je suis tombée sur un prof des Arts Déco qui m'a raconté l’école en me disant qu’on y dessinait, qu’on y apprenait des métiers différents, qu’on pouvait y faire de la peinture, de l'illustration, du graphisme, du design, de l'architecture d'intérieur etc. C’est là que je me suis focalisée sur cette école et que j'ai préparé le concours d’entrée. Je suis alors allée en fac d’arts plastiques en me disant que j‘allais apprendre plein de choses et notamment l’histoire de l’art, l’art contemporain etc. Je n’imaginais pas à quel point cela allait être utile, combien on allait être challengé dans notre propre personnalité avec le devoir de raconter, d'expliquer ce que l’on créait. Vu comme je suis réservée et à l’époque extrêmement timide, ça a été utile. Ça m’a sortie de moi-même de devoir mettre des mots sur ce que je faisais. Ça m’a beaucoup aidée pour le concours des Arts Déco que je préparais toute seule en faisant des cours du soir et en étant en Arts Plastiques. Et j’ai fini par réussir.

Une fois aux Arts Décos, c’est là que j’ai rencontré la scénographie. Et je dis bien rencontré car ça a été quelque chose d’incroyable, une discipline que je ne connaissais pas mais avec laquelle j’ai compris qu’il existait un endroit mêlant littérature, dessin, espace, couleur, lumière, et corps en mouvement. Toutes ces disciplines mélangées permettent de raconter des histoires, souvent avec un collectif : théâtre, musique, décor de cinéma… C’est un véritable travail d’équipe et c'était-là le domaine où m’épanouir et faire de la peinture. »

C’est fort cette terminologie, l’idée de rencontrer la scénographie comme on rencontrerait quelqu’un au commencement d’une grande histoire d’amour…

« Oui mais au début quand je suis rentrée aux Arts Déco, c’était pour faire du graphisme. Pourtant, j'ai très vite compris que ça n’allait pas me convenir car vendre des paquets de lessive ou des affiches dans la rue, ce n'était pas du tout en correspondance avec mes envies et mes idéaux. Le marketing et la publicité, faire croire aux gens des choses qui ne sont pas justes, je n’allais pas pouvoir rentrer dans ce système-là. Alors en rencontrant la scéno, je me suis lancée dedans à corps perdu je dirais ! »

Es-tu devenue scénographe de suite au sortir de l’école ?

« Oui, mais ça n’a pas été simple. Je dirais que les études, c’est le temps magique de la vie, seulement on ne s'en rend pas compte. Les Arts Déco, c’est une école extraordinaire avec beaucoup de moyens, un apprentissage extrêmement large qui permet de s’adapter à toutes les situations à la sortie de l’école. On pense que la voie royale est ouverte alors, mais c’est faux. Ça va être extrêmement dur et les moyens dont on disposait à l'école, les rêves que l'on avait mis en place, on ne va pas du tout les retrouver dans la vraie vie et dans les projets professionnels rencontrés. Il faut commencer tout petit, tranquillement.

J’ai donc débuté avec un stage au musée du Louvre, un autre endroit symbolique pour moi et lié à l’enfance. Et passé deux mois à me perdre dans les salles tous les mardis, à regarder les œuvres et essayer de les comprendre. Comprendre aussi ce qu'était une facette de mon futur métier de scénographe : présenter des œuvres dans un musée, apprendre les outils techniques que je n'avais pas appris à l’école... Ça a été une chance assez extraordinaire et un moment magique qui m’a aussi, grâce aux rencontres que j’ai faites là-bas, ouvert les portes de la scénographie d’exposition. J'ai pu commencer à rentrer dans des agences et à travailler pour elles en indépendante, avec cette patte de dessinatrice que j’avais et que j’ai toujours gardé. J’ai mélangé l'outil technique de plan de coupe avec ce travail de dessin en perspective et en représentation de la scénographie à la main, ce qui permet d’amener une touche supplémentaire dans mon travail. »

"Ce qui est extraordinaire avec la scénographie, c'est cette pluralité de sujets que l'on aborde chaque fois en tant que novice"

Raconte-nous quelques-uns des projets les plus forts et emblématiques sur lesquels tu as travaillé…

« Depuis plus de vingt ans maintenant, je travaille en parallèle sur des projets de théâtre et de scénographie d’expositions. J’en ai fait de nombreuses à Paris. J’ai travaillé notamment sur le Musée de l'ordre de la Libération aux Invalides, j’y étais chef de projet durant cinq ans. J’ai travaillé à l’espace Electra autour d’une exposition sur l’île de Pâques, à Fontainebleau sur Charles Percier ou encore au Musée de la Marine avec tous les bateaux du monde. Ce qui est extraordinaire avec la scénographie, c’est d'avoir une pluralité de sujets et tout à coup, un que l’on ne connaît pas et que l’on aborde en tant que novice. Ce qui permet de faire une médiation entre le conservateur ou le commissaire d'exposition qui connaît extrêmement bien son sujet, et nous, qui ne le connaissons pas mais qui l’apprenons au fur et à mesure et qui essayons de le retranscrire au visiteur en espace, en sensation, en parcours. Nous sommes le visiteur, en fait ! Et c’est ça qui est très intéressant : rencontrer des sujets tous plus variés les uns que les autres.

« En théâtre, je travaille plutôt sur des petits projets. Ce qui m’attire ici, ce sont des projets différents, qui m’amènent ailleurs. J’ai travaillé sur trois ou quatre projets bilingues français - langue des signes par exemple, notamment au théâtre IVT, théâtre dirigé par Emmanuelle Laborit, grande comédienne sourde. Pour ces spectacles, je me suis posée la question à chaque moment de la conception scénographique, j'ai réfléchi à comment l'espace et le décor peuvent être un autre langage, en plus du français parlé sur le plateau et du langage corporel des comédiens. Ce qui m’amène à devoir baragouiner moi-même en langue des signes, rencontrer des gens qui ne sont pas comme moi mais avec lesquels je peux communiquer si je fais l’effort de rentrer dans leur monde. À l'IVT, c’est moi qui me sens différente. Et c’est à moi de pénétrer dans cet univers et de voir comment travailler tous ensemble. »

Et c’est là que l’on comprend ton immense capacité d’adaptation dont tu as particulièrement fait montre au Bénin tout au long de notre Porto-No Mad ! Si l’on se penche un peu sur le dessin à présent, y-a-t’il des choses que tu aimes tout particulièrement dessiner ? Les lieux pour la notion d’espace ?

« Ma première vie de peintre était vraiment liée au corps en mouvement, au modèle vivant, au travail sur la compréhension, la perception et l’expression des corps dans les lieux. Toujours lié à l’espace. Comment un corps bouge, comment puis-je le transcrire en couleurs ? La couleur m’accompagne depuis extrêmement longtemps.

Puis peu à peu, je suis sortie de l’atelier : plutôt que ce soit des modèles vivants dans un espace clos, j'ai essayé de travailler des corps en mouvement en extérieur, ce qui m’a amenée à beaucoup dessiner dehors et à travailler l’espace, l’architecture, et notamment depuis très longtemps, les œuvres artistiques dans l'espace public au cœur de la ville.

Je me suis rendue compte il y a quelques années déjà que tout tournait autour de l’art, de l’espace et de la couleur. Et que tout ça créait mon intérêt et mon envie de dessiner et de peindre dehors. Aujourd’hui mon atelier, c’est vraiment l’extérieur. J’ai l’impression que le monde m’offre tellement de possibilités de création, d’imaginaire et de dépassement pour aller toujours plus loin dans ma pratique, que c’est là que je préfère aller. »

As-tu beaucoup voyagé pour peindre ou bien au contraire est-ce le travail qui t’a amenée à voyager ?

« Je n’ai jamais voyagé pour voyager. Enfin je suis allée pas mal en Italie car j’y aime vraiment beaucoup la lumière et toutes les ambiances que cela produit. Ce qui est sûr, c'est que je n’ai jamais voyagé de ma vie sans un carnet avec moi et un crayon, puis avec de la couleur et donc de l’aquarelle et un pinceau. Il y a presque 25 ans, je suis allée à Venise avec mon petit carnet, je dessinais dans les églises, les musées, je prenais des notes… J’ai toujours fait des voyages où j’essayais de me remplir de l’art, de la culture, du dessin. Au bout d’un moment, j'ai regardé mes dessins et je me suis dit : "Cocotte, tu ne vas jamais réussir à capturer Venise si tu continues à utiliser ton crayon ! C’est foutu ça !" Depuis ce jour-là, je travaille au pinceau.

Au fil des années, j’ai mis en place tout un processus créatif autour de l’espace et de son expression directement au pinceau, sans esquisse préalable, avec un gros travail sur la profondeur, les valeurs, et l’expression des lieux. Souvent quand je parle d’aquarelle, on s’imagine que c’est un peu mièvre, un peu joli, sans intérêt en fait. Alors j’aime à parler d’aquarelle contemporaine, ayant beaucoup de force et extrêmement singulière, pour pousser les gens à aller regarder un peu plus loin que ce médium lui-même. Je fais de l’aquarelle parce que c'est facilement transportable dans une petite boîte et que ça ne prend pas de place. C'est pratique, en revanche, ce n'est pas du tout facile à utiliser. C’est l’aquarelle qui décide, en fonction du temps qu’il fait, de l'humidité, de la chaleur, de la gestion de l’eau et de la couleur. Et puis, on est toujours dans une position d’écoute et de dialogue avec son sujet, jamais tranquille, jamais confortable lorsque l’on est dehors avec sa boite d'aquarelle et son carnet. On est aux aguets vis-à-vis du monde qui nous entoure, jamais seul, souvent dans des positions pas possibles, souvent debout, parfois marchant... Mais j'aime bien ça : être dans une sorte d’inconfort qui nous rappelle que nous sommes dans le monde et que l’on n’y est jamais assis tranquillement sur ses acquis. Qu’il faut se dépasser, aller au-delà de ce que l'on sait faire. »

Au Bénin, j'ai utilisé le dessin pour apprendre à connaître le pays et les gens"

Est-ce ce qu’il s’est produit avec le Bénin ? Tu t’es laissée surprendre, hors de ta zone de confort ?

« Oui ! Là pour le coup, je n’ai jamais un seul moment été confortable dans le dessin sur place ! (rires). Le Bénin, j’y suis allée pour plusieurs projets de musée et comme je n’étais jamais allée en Afrique de l'Ouest, je dois avouer que j’étais un peu anxieuse. Je suis du genre peureuse ! Je ne savais pas du tout à quoi m'attendre et puis j’avais un peu peur en fait de ce que j’allais voir. De la pauvreté notamment, des choses que je ne connaissais pas.

J’ai utilisé le dessin pour apprendre à connaître, pour essayer de sentir, de dialoguer de près ou de loin avec le paysage, les atmosphères, les gens. Et c’est par le dessin que je me suis imprégnée du pays pour pouvoir travailler sur un sujet comme celui-ci, la mémoire de l’esclavage, que je ne connaissais pas. Je dois avouer que comme quasiment tous les sujets sur lesquels je travaille, j'arrivais ici en novice. Donc j’ai dû beaucoup lire, regarder des documentaires… En plus de devoir comprendre où j’étais pour ne pas faire un sujet complètement occidentalo-centré. Donc le dessin a été un grand outil et je l’ai utilisé dans la conception scénographique, beaucoup plus qu’avant. Et d’ailleurs, je manquais énormément de temps car, même si j’y vais depuis 2018, ce sont toujours des voyages avec tellement de travail, tellement de visites, des réunions etc. que je dessinais dans les trous, dès que j'avais deux minutes. J’ai repris les crayons, les stylos plume, ces outils-là en plus de la couleur, pour pouvoir saisir des bribes d’ambiance, des bribes de gestuelles, des regards… Toujours à moitié en marchant, en courant, dans la voiture et avec les soubresauts de la piste. Tout ça m’a vraiment aidé à entrer en dialogue avec le pays et les ambiances, avec ce que l’on voulait raconter, et avec l’Histoire. C’est une sorte de cheminement dessiné à travers le temps, l’espace, et dans la mémoire. Et évidemment, à travers l’art, autant les créations artistiques qu’artisanales. J’ai beaucoup travaillé sur les œuvres, pour voir les correspondances entre ici et avant, l'histoire, le patrimoine, et l’art contemporain béninois. »

Toi qui est une folle d’art, maîtrisais-tu aussi l’art africain et notamment béninois, à la fois le contemporain et le plus primitif ?

« Connaître c'est beaucoup dire... Mais durant mes études d’arts plastiques, j'avais travaillé sur un projet de mémoire autour de la scénographie déjà. Où comment une présentation muséale esthétique ou esthétisante mettait ses œuvres en lumière à la différence d’un musée ethnographique où elles sont uniquement le témoignage d’une civilisation et de leur manière de vivre. Je m’étais intéressée aux arts premiers du musée de l’Homme et du musée des arts africains et océaniens. C’était aussi l'époque du musée du Quai Branly et donc du comment trouver un entre-deux. Je m’étais aussi penchée sur la présentation des arts premiers au musée du Louvre, en préfiguration du musée du Quai Branly justement. Où il y a la fameuse représentation du dieu Goun, une des œuvres demandées par le Bénin à la France.

Ensuite il y a eu cette ouverture du Musée du Quai Branly extraordinaire, avec des œuvres de tous les continents dont l'Afrique, bien évidemment. Et à ce moment-là, j’ai davantage appris. On parlait d’art africain par exemple : il n’y en a pas. Il y a des arts des différents pays africains qui sont tous différents. Et dont certains communiquent les uns avec les autres, avec des correspondances entre eux mais ce que j'ai constaté, sur place au Bénin et au travers d’autres expositions, c’est qu’il y a un art du Bénin qui est extrêmement spécifique esthétiquement. D’ailleurs, j’ai tout de suite pensé que les Béninois ressemblaient à leurs créations artistiques ! Leurs masques leur ressemblent. Au début lorsque je voyageais au Bénin, j’avais l’impression de voir des masques partout ! Je reconnaissais les visages et les yeux, les expressions, et ça c’était extrêmement intéressant. En tout cas, c’est drôle la vie, elle semble faire des spirales… Entre le mémoire de mes études et les projets sur lesquels je travaille aujourd’hui, on dirait bien que les planètes se sont alignées pour moi autour de l’art du continent africain. »

Tu as travaillé à la scénographie de l’exposition des 26 œuvres restituées par la France au Bénin, qui a eu lieu au palais présidentiel de Cotonou. Je crois savoir que ça a été très très fort en terme d’émotion et concernant la puissance des œuvres en elles-mêmes également. Est-ce que tu peux nous conter les dessous de cette restitution historique ?

« C’est l'agence de scénographie Les Crayons qui m’a d’abord offert la chance de travailler sur le projet de Musée International de la Mémoire et de l’Esclavage, le MIME. Au cœur de l’ancien fort portugais de Ouidah. C’est un lieu qui n’est pas extrêmement grand avec des bâtiments anciens restaurés, notamment la maison du gouverneur. C’est elle qui aurait dû recevoir les 26 œuvres restituées par la France au Bénin. La France avait d’abord refusé mais le discours du président Macron en 2018 et le rapport Sarr-Savoy ont fait basculer l’histoire. Une liste de 26 trésors a été établie, des œuvres qui ont été spoliées au moment de la reddition du roi Béhanzin face au général Dodds en 1892. Elles ont ensuite été emmenées par Dodds en France et présentées au fur et à mesure au Musée de l’Homme, puis au Musée du Quai Branly pour certaines. Il y en avait 8 en 2019 sur le plateau présenté au Quai Branly.

Moi je les connaissais, je les avais déjà vues et identifiées. J’y suis retournée dès que j’ai su qu'on était sur la scéno de cette expo et alors, j’ai commencé à les étudier, à concevoir une scénographie pour une présentation à Ouidah. Nous n’avions pas tellement de rapport avec le Quai Branly, c’était quand même assez tendu ! (rires) On ne peut pas le cacher, c’est su de tous… C’est lorsque le Quai Branly à organiser une exposition pour dire au revoir à ces pièces en octobre 2021 que l’on a commencé nous, à avoir accès à ces œuvres. On ne les avait jamais vues en dehors des statues royales, des trônes et des portes royales qui étaient sur le plateau des collections. J’ai fini par réussir à les voir dans les réserves du musée pour, entre autres, dessiner leurs soclages.

Au lendemain de la signature de restitution, les oeuvres sont parties dans l'avion présidentiel et sont arrivées en grande pompe au Bénin le 10 novembre 2021, et c'était incroyable ! Nous n’étions pas sur place à ce moment-là, c’était un moment officiel et diplomatique. Par contre nous étions tous derrière YouTube ! À regarder les camions arriver au palais avec les œuvres dedans qui étaient bâchées comme le trône de Glélé ou celui de Ghézo. Ça a été le début d'un processus qui allait durer plusieurs mois avec, à la fois des moments officiels, souvent en grande pompe, qu'on allait suivre de loin, et d’autres bien réels, de conception d'exposition, de soclages, de sortie de caisses, de constat d'état, de mise en place dans des vitrines, d'éclairage, de graphisme etc. C’est en octobre 2021 seulement que nous a été passée la commande pour une exposition inaugurale de ces trésors à la présidence de la république du Bénin, au palais de la Marina. On ne pouvait pas attendre que Ouidah soit prêt, ce n'était pas possible. Il fallait que le peuple béninois voit ces œuvres très rapidement. Et ça a été la course contre contre la montre, un rythme infernal pour y parvenir.

Et là, l'émotion au bout du compte...

« Ce qui a été génial - et ça a vraiment été la bonne idée de cette exposition - c'était d'avoir en parallèle des œuvres restituées du patrimoine, des œuvres d'art contemporain signées de 34 artistes avec plus d'une centaine d'œuvres présentées. Avec Les Crayons, nous nous sommes occupés de cette double exposition et en janvier 2022, on s’est retrouvé à faire deux sessions d'installation. Sur la première, au moment où on sort les œuvres des caisses, on les voit sans les vitrines, sans l'éclairage artificiel, tenues par l'équipe de conservation, on les scrute de tous les côtés… Pour ma part, je les avais vues des dizaines de fois ces œuvres, sous toutes les coutures, mesurées, détaillées… J’avais même fait un atelier dessin avec les enfants du Secours Populaire avec mon groupe Urban Sketchers Paris. Mais lorsque je les ai vues debout, sorties des caisses, dans la lumière de Cotonou, il s'est passé un truc fou… J'ai eu l'impression qu’elles se rechargeaient !

Et je n’ai pas été la seule, c’était le même ressenti pour les gens autour : nous étions tous extrêmement émus. Tout le monde pleurait, c'était vraiment incroyable. J’ai vu des choses, des couleurs, des détails, des tensions, des forces, des gestuelles que je n'avais jamais vu avant. Durant un mois, les trésors étaient installés dans les vitrines alors que l’expo n’était pas encore ouverte au public. Et les gens de l'installation, le personnel du palais ou du ménage, les ouvriers, les artistes… passaient des heures devant les œuvres. Quand il se passe ça, tu sais que quelque chose est en train de se produire, que ce n’est pas anodin.

Et puis durant les trois premiers mois d'exposition, des foules et des foules devant le palais ! Incroyable ! On était comme des fous, c'était extraordinaire ! Les gens venaient beaucoup en groupe, ça c’est quelque chose de très béninois : un temps les zem, tous habillés en jaune ; ensuite un groupe de femmes, toutes d'une même association et habillées pareil là aussi, ; ensuite il y a eu les agojie qui sont venues faire des bénédictions, certaines agenouillées. Il y a eu beaucoup de rites devant les œuvres, assez discrets je crois, mais quand même. Ça a été une exposition assez extraordinaire… »

"Les oeuvres restituées se sont rechargées une fois chez elles !"

Après toute cette expérience béninoise de restitution, quel est ton regard aujourd'hui sur ces musées qui conservent des œuvres du monde entier ? Devraient-elles être remises à leur place en quelque sorte, en tout cas réaffectées dans les lieux d'où elles viennent ? Quel est ton sentiment ?

« Tu veux que je me fâche avec des gens ? (rires) »

C'est polémique, on est d’accord mais c'est tellement intéressant par rapport à ce que tu racontes ici : le fait que ces oeuvres se rechargent, qu'elles créent autant de ferveur et de liesse... Ça donne forcément la chair de poule quand on apprécie l'art, que l'on connait les lieux et que l'on entend un tel témoignage. Si l'on prend le cas du Quai Branly, je trouve ce musée sublime à titre personnel mais est-ce là finalement que toutes ces œuvres étrangères sont le mieux ? En tant que scénographe, que penses-tu de ça ?

« Je vais plutôt parler en tant que moi Marion, une personne qui aime l'art plus que tout et qui ne peut pas vivre sans. En fin d’année dernière, j’étais avec notre ancien assistant béninois et sa maman, lui finit ses études en France. Je les ai emmenés au Quai Branly et nous sommes allés voir l’exposition "Black Indians". Et ce qu’il y a d’extrêmement intéressant dans cette exposition, c'est l’énorme part de récit lié à la traite transatlantique et comment ils en sont arrivés à créer ces personnages, ces carnavals à la Nouvelle-Orléans, issus de la culture vaudou. Je leur ai raconté toute l'histoire, ils ont été fascinés par les Indiens américains, leurs tuniques, leurs broderies, leurs perles... On a enchaîné sur la traite, les navires négriers avec la représentation de la façon dont les captifs étaient entassés dans les cales, les fers d'esclaves, l’arrivée dans les plantations, le travail forcé, la notion de race et de racisme mise en place à ce moment-là, et donc de supériorité et d'infériorité. Dans la dernière salle, il y avait ces grands costumes extraordinaires de Black Indians, de carnaval, avec beaucoup de références vaudou, une vidéo d’egungun, de danses, de cérémonies à Ouidah… Ça a été un moment extraordinaire de partage et d’échanges.

Donc je suis convaincue qu'il faut rendre les œuvres qui ont été volées ou mal acquises aux pays qui les demandent mais ce que je sais aussi, c'est qu'il est important que cet art circule dans le monde entier. Pour avoir emmené dessiner des enfants au Quai Branly via le Secours Populaire, qui sont souvent soit des afro-descendants soit carrément des migrants, je trouve que le musée a cet essentiel de permettre à l’Autre de se reconnaître, que ce soit dans les arts de l’Afrique, de l’Océanie etc. Mais c’est tout aussi important que les populations voient leurs œuvres ailleurs que dans des musées européens, qu’elles les voient dans leur propre musée et qu’elles racontent aussi l'histoire à leur manière, que ce ne soit pas toujours européano-centré mais de leur propre point de vue… Il n’y a pas d’obligation à ne faire que des musées d’envergure internationale qui se ressemblent tous. On peut aussi faire des musées qui soient avant tout porteurs de l'identité de chacun des lieux ou des sujets. »

Si on revient à ton travail d’artiste au Bénin que tu as intitulé "Back to Benin" et que l'on a présenté en janvier dernier au Porto-No Mad, qu’as-tu voulu retranscrire du Bénin dans ce travail et quelle est ta relation à ce pays aujourd'hui ?

« Ce titre, il est venu au fur et à mesure. D’abord parce que depuis 2018, je suis beaucoup retournée au Bénin. Après la crise du covid et plus d’un an sans y aller, l'équipe nous a reçus avec un grand « Welcome back ! » Et c'était le moment où nous étions à fond sur l'expo de restitution donc cette notion de retour était très présente. Quant à moi, je suis véritablement rentrée dans ce travail et au fur et à mesure, il y a eu quelque chose qui s’est produit avec ces œuvres. Je prends toujours les choses très à cœur car j’ai besoin d'être impliquée dans les projets pour pouvoir les retranscrire et pouvoir les vivre, les travailler intellectuellement etc. Ces statues royales et toutes ces œuvres sont devenues les miennes ! (rires) Un petit peu en tout cas… Ce travail, c’est aussi tout ce retour, comment on en est arrivé à cet épisode de l’histoire et comment j'en suis arrivée à raconter cette restitution par le dessin, par la réappropriation peu à peu, pas à pas, humblement, discrètement. Comment je suis parvenue à comprendre ce qu’était le Bénin, qui étaient les Béninois, comment on allait pouvoir travailler ensemble, quelle était leur histoire, cette histoire tragique en fait.

Avec près de deux millions de personnes déportées en deux siècles, ce n'est pas anodin. Tout à coup, quand on se le représente par rapport à la taille d'un pays, on se dit que c’est vraiment une tragédie. Et malgré une culture et une mémoire qui se sont diffusées au-delà de l'océan Atlantique, il y a évidemment eu tant de choses qui ont été coupées… Mais aujourd'hui, la culture est riche de tout ça, de ce qui est parti et de ce qui est rentré. Voilà ce qu’est le projet "Back to Bénin". Une histoire d'aujourd'hui, extrêmement contemporaine, avec des œuvres qui rentrent chez elles, des Béninois qui les reçoivent, qui nous en parlent, et avec qui je crée un rapport humain de dialogue. Par exemple j’ai tout de suite été fascinée par l'océan, extrêmement puissant, avec toutes ces vagues qui se brisent. Mais tu ne peux pas t'y baigner, c'est impossible, il y a tellement de gens qui sont morts là, noyés, que tu ne peux pas. Et tu es alors devant un changement de paradigme : il y a cette plage magnifique avec ses cocotiers, la mer… Et même si moi ce n’est pas tout à fait mon truc, on prend quand même plaisir à se baigner dans un lieu aussi extraordinaire. Là, il fait chaud, c'est beau, mais tu ne peux pas imaginer une seule seconde te baigner dans cette mer de sang. Alors tout à coup, tu n’es plus du tout un touriste ou quelqu'un qui vient juste profiter d'une beauté, d'une chaleur, tu es un être-humain et tu réfléchis, à ton tout petit niveau, comment participer au mieux à cette histoire-là, comment la raconter ensemble ? Et j'aime l'idée que le dessin raconte des choses que je n'aurais pas dit avec les mots. »

Toi qui adore la couleur, tu as dû être heureuse au Bénin ! Ça se ressent dans tes planches, c’est tellement coloré et plein de peps…

« Oui j'ai été heureuse de déployer de la couleur mais tellement frustrée de ne pas avoir le temps de le faire de manière confortable ! Mais cette urgence à raconter donne aussi de la force au dessin et transmet une énergie, en tout cas je l’espère. Je crois que c’est le cas par exemple avec certaines captures d’instants comme lors des cérémonies vaudou avec les egungun, c'était un truc de dingue ! Les personnages, les couleurs, les danses… C'est à la fois effrayant et d'une beauté extraordinaire. Et moi je suis là, assise par terre, couverte de poussière, je me fais marcher dessus… Mais quelle ambiance ! Et puis les contrastes, complémentaires, du rouge, du vert… Ces choses qui sont tout le temps là et qui t’englobent, la végétation luxuriante… tout est assez extraordinaire à peindre, et je crois que je pourrais encore le faire pendant des années et des années. »

Et par-dessus le marché, tu as cette particularité d'avoir un jumeau alors que la gémellité est vénérée au Bénin. Il semblerait que tout te donne un lien particulier à ce pays !

« L'autre jour, on m’a demandé si j'avais un lien avec le Bénin avant. Mais non, pas du tout. Avec David, mon frère jumeau, nous aimerions travailler sur un nouveau projet autour de la gémellité, ce sujet qui nous lie à tout jamais, et sur lequel nous aimerions aller plus loin. Notamment au Bénin, en allant sur les pas de la reine Hangbe et de son jumeau, et de voir comment raconter cette histoire. »

Encore deux questions que j’aimerais te poser, Marion. Si tu fais le bilan, que t’a apporté in fine toute cette expérience au Bénin ? Qu'est-ce que qui a changé en toi humainement et peut-être aussi artistiquement ?

« C’est toujours compliqué de savoir ce que chaque projet ou chaque voyage change en nous. Là c’est un projet qui dure et depuis 2018, il s’est passé tellement de choses... Dans ma vie personnelle notamment, des choses pas chouettes... Mais aussi dans la vie collective du monde entier, et tout ça m'a changée. C'est aussi pour ça que le projet Bénin est très fort pour moi, parce qu'il jalonne des étapes marquantes de ce que j’ai traversé. Et c’est toujours si délicat…

Ce qui est sûr, c’est que j’ai réconcilié de façon totale mon travail de scénographe et de dessinatrice avec ce projet. Grâce à lui, je suis pleinement artiste-scénographe. En France, on a toujours des étiquettes : soit aquarelliste, soit scénographe, soit… J’aime ressentir aujourd'hui que tout ça ne fasse qu’un et l’assumer pleinement car c'est ce que je suis.

J'espère maintenant utiliser tous ces outils pour progresser encore, apprendre et continuer à chercher. C'est le plus important : la quête permanente. Même s'il faut aussi savoir profiter de ce que l’on fait. En tout cas, ce projet m'a ré-ouverte au monde extérieur et aux autres. Je crois que je m'étais un petite peu enfermée dans un petit monde intérieur... Là, ça a été le départ de beaucoup d'autres projets collectifs engagés, dans la transmission notamment, pour les enfants du Secours Populaire ou les détenus de la prison de la Santé. Tous ces projets se nourrissent les uns les autres... »

Une dernière question pour faire le lien avec le voyage, avec Babel et avec ce Porto-No Mad que l'on a vécu ensemble en janvier dernier. On sent lorsque tu parles de chacun de tes projets, que tu te fonds vraiment en eux, qu'il y a vraiment un travail important d'immersion. Et ça c'est une qualité fondamentale pour un voyage qui a du sens. Est-ce que tu confirmes ? Cette notion est-elle constituante pour toi de la définition que tu ferais d'un voyage responsable, durable, engagé ?

« Pour ma part, je me sens extrêmement chanceuse d'avoir le dessin et pouvoir raconter le monde ainsi. C'est un moyen de donner du sens au voyage et c'est encore plus fort évidemment quand le voyage arrive pour un projet de musée, d'exposition, de résidence ou autres. C'est peut-être un des axes du voyage engagé : se trouver un projet pour voyager, et donc pour apprendre, pour progresser, pour rencontrer. Il n'y a pas de recette pour ça, chacun étant différent, c'est à chacun de trouver là où il va avoir du plaisir et évoluer dans sa vie. Par contre, il faut tous être conscient de ce que l'on fait en voyage : si on prend l'avion uniquement pour se dorer la pilule sur une plage paradisiaque, ça n'en vaut pas le coup et on peut très bien faire ça chez nous. Ça ce n'est pas le voyage qui grandit. »

Et puis il y a l'art bien sur, qui est aussi une excellente manière de voyager tout en restant chez soi en fait...

« Oui mais il faut vraiment aller voir les œuvres d'art en vrai ! (rires) Et on revient à la nécessité de faire circuler les œuvres pour que l’on puisse les admirer sans être obligé de faire le grand voyage pour aller les voir… On en revient au musée donc. La boucle est bouclée... »

EXPO "OH LES COULEURS ! REGARDS CROISÉS"
De Marion Rivolier, Magali Cazo & Isabelle Roelofs
Le 55
55, blvd Saint-Germain - 75005 Paris
Du 9 au 12 Février 2023 Entrée libre