Roland Michaud - Une vie à capturer l'ailleurs

Culture

Par Simon Rossi

Posté le 11 octobre 2020

Photo Sources: Jocelyn Chavy.

Roland Michaud est mort le 25 mai à Paris. Sa femme Sabrina et lui se sont lancés dès les années 1950 sur les routes d'Asie et du Moyen-Orient, couvrant de nombreux pèlerinages dont ils ont rapporté des clichés enchanteurs. Empreinte d'un mysticisme discret, l'œuvre des deux photographes français est un éloge sensible à l'étranger et la lenteur.


Comme souvent chez les grands explorateurs du siècle passé, c’est d’abord une histoire de livres. « Le privilège du voyageur, qu’il soit poète, peintre ou photographe, c’est de voir un jour de ses propres yeux, près de chez lui ou ailleurs dans le vaste monde, ce qu’il avait lu dans les livres », écrivait Roland Michaud, mort le 25 mai dernier, dans La dernière caravane. Né à Clermont-Ferrand en 1930, nourri aux écrits de Jules Vernes, de Jack London et de James Olivier Curwood, il part au début des années 1950, pour un voyage à vélo solitaire de 85 jours en Laponie avec l’Eastman Kodak à soufflet de son grand-père, datant de 1894. Une école de la lenteur et du sens qu’il ne cessera jamais de fréquenter – « voir chez les autres ce qui est meilleur que soi » –, mais surtout la découverte du voyage comme seconde nature qui, avant la photographie, avant toute démarche artistique, pousse l’humanité sur la route. « Nous sommes tous des nomades, puis nous nous sommes sédentarisés. Mais nous avons gardé la nostalgie du nomadisme ; c’est pour ça que l’on voyage », déclarait-il en 2017 dans un entretien à RFI. Dès 1954, il fait une première grande expédition en auto-stop accompagné de son frère, en direction de l’Iran. En 1956, il rencontre Sabrina lors de son service militaire au Maroc ; quatre ans plus tard, ils font leur premier voyage ensemble, arpentant l’Afrique orientale à bord d’une 2CV. Mais c’est bien l’Asie qui sera la grande affaire de leur vie.

Le couple entreprend un long voyage en Orient, de 1964 à 1968. Soit dix ans après celui du Suisse Nicolas Bouvier – « un écrivain qui se croyait photographe », d’après les mots de Sylvain Tesson – qui voulait par l’écriture régler sa dette envers la beauté du monde ; les Michaud ont réglé la leur sur pellicule. De ces quatre années passées entre Paris et Singapour, ils rapportent plus de 34 000 diapositives couleurs, toutes signées de leurs deux noms, qui seront le socle de leur travail de photographes, à la fois thématique et civilisationnel. Ce voyage fondateur marque en effet la découverte de l’Inde, de l’Afghanistan et de la culture islamique. Il sera à la base de leurs plus grands succès, en particulier leur reportage mythique dans le Pamir afghan, paru en 1972 dans National Geographic et intitulé Caravane d’hiver sur le toit du monde. Cinq ans plus tard, un livre sur le même sujet, nommé Caravanes de Tartarie, s’écoulera à plus de cent cinquante mille exemplaires. “C’est un des plus grand livre de photographie jamais publié, affirme le photographe Éric Valli, ami du couple. Je revenais moi aussi d’un voyage en Afghanistan, et quand j’ai eu l’ouvrage entre les mains, je me suis dit : c’est vrai, c’est exactement ça, c’est pas du bricolage. Il faut avoir vécu avec cette caravane pour produire de telles photos.

Portrait des artistes en pèlerins

Dans l’œuvre foisonnante des Michaud, les pèlerinages tiennent une place particulière. Ils en ont couvert plus d’une dizaine, très majoritairement en Inde, mais également au Yemen ou en Corée. Une fascination qui culmine avec leur couverture de la Kumbha Mela en 1989, le plus grand pèlerinage au monde regroupant des millions de fidèles hindous. « Les grands pèlerinages de masse n’existent presque plus en Occident, explique Sabrina Michaud par téléphone. Ce qui nous intéressait, c’était ce message religieux, pour nous universel, qui pousse des millions de personnes sur les routes. Nous voulions en donner un témoignage. »

En résonance avec ces masses de pèlerins, il y a une mystique propre aux Michaud, qui fut le moteur de leur vie. « Tout leur parcours illustre une quête de sens, une recherche de la beauté qui était, où qu’ils aillent, le pendant intime aux pèlerinages qu’ils ont tant aimé photographier », explique Thomas Pey, directeur d’akg-images Paris, qui gère la totalité de leurs archives. Cette quête qui faisait écho à la propre conversion de Roland, longtemps tue, au soufisme, cette branche mystique de l’Islam souvent identifiée à certains de leurs représentants, les derviches. « Nous avons rencontré le soufisme en Afghanistan, détaille Sabrina Michaud. D’autres spiritualités auraient pu résonner en Roland, mais celle-là il l’a fait sienne car c’est celle que nous avons le mieux compris avec notre éducation monothéiste : le protestantisme pour Roland, et la religion juive pour moi. »

Au miroir des vieilles civilisations

Mus par ce désir d’absolu, les Michaud voyagent aussi bien dans l’espace que dans le temps. Leur regard, depuis le viseur de leur appareil photo, pointe souvent vers le passé. Avec une double fonction de témoignage : celui de la beauté des choses, et de leur disparition. Si le voyage est bien « un retour aux sources, un pèlerinage permettant de se confronter avec ce qui nous est cher », c’est souvent à la poursuite d’un monde condamné. Car derrière leur « attirance pour les vieilles civilisations », ce sont aussi leurs traditions qu’ils entendent mettre en lumière, alors même qu’elles s’étiolent. « Nous avions sans doute une tradition aussi dans notre culture mais nous l’avons perdue justement parce qu’on a voulu changer pour faire soi-disant, mieux, mieux, mieux… Nous, nous ne croyons pas à un progrès de l’Homme » affirmait Roland Michaud dans un entretien à Babel Voyages. « Sans tradition, une société se délite, précise Sabrina Michaud. Une fois remis en question ce qui doit l’être, elle nous encourage à être juste, car elle a une dimension universelle. » D’où leur prédilection pour les paysages immaculés, les portraits serrés de vieillards en costume élimé, les scènes quasi picturales qui semblent capter l’intemporel. Et pour les pèlerinages à l’histoire séculaire.

Découvrir l'intrégralité de l'interview de Roland et Sabrina Michaud pour Babel Voyages

On pourrait déceler des traces de nostalgie sur négatif, et donc d’une vision déformée de la réalité. Les critiques ont souvent raillé une vision folklorique et fantasmée des pays traversés, à la recherche de l’image archétypale de l’Inde, de l’Afghanistan ou de la Mongolie. “C’est vrai que leur travail, parfois purement esthétique, n’est pas dénué d’un certain romantisme, poursuit Éric Valli. Aujourd’hui, on aurait une approche beaucoup plus journalistique. Mais il faut replacer ces clichés dans leur époque, quand personne ou presque n'allait faire des reportages si loin et si longtemps : c’étaient, et ce sont toujours de mon point de vue, des documents exceptionnels.” Eux assument cette réalité tronquée, parce qu’elle contient une part de la vérité, et « parce que nous voyons les défauts de notre société, et nous les comblons avec les qualités d’une autre. » Quand le monde de la photographie tend à s'ancrer dans l’actualité, les Michaud à l'inverse persistent dans leur recherche de continuité et de convergences entre les civilisations. Ils construisent un travail sur ce qu’ils appellent des jeux de miroir, mettant en reflet leurs propres photographies avec des miniatures vieilles de plusieurs siècles. Une œuvre qui enseigne à « relier le passé au présent et l’art à la vie pour appréhender l’unité du monde au-delà de la diversité des hommes. »

« Pour ne pas être touriste, il faut rester longtemps »

Eux-mêmes sont un modèle de permanence : en plus de soixante ans, la méthode n’a guère varié. La route, prétexte à leur élévation spirituelle, se parcourt lestés de carnets de voyage et de pellicules photographiques. Leur travail, à cet égard, est marqué par une fidélité absolue à l’argentique. « Pour eux, la technique photographique devait être oubliée, invisible pour le public, analyse Thomas Pey. Ils ont atteint une telle maîtrise de leur outil qu’ils ne voyaient pas l’intérêt de passer au numérique. » Les vieilles civilisations s’apprivoisent avec de vieilles techniques. Plus tard, sans ordinateur ni téléphone portable, ils avouent payer « un prix terrible » en n’adoptant pas les nouvelles technologies. Ils se défendent de toute posture, mais cette attitude en effet les distingue. Ils faisaient bien quelques incartades contre « ces gens qui n’ont jamais le temps », mais ils voulaient simplement garder cette « disponibilité au monde acquise grâce aux voyages », même dans une rue parisienne, ou dans un métro. Conserver, en toutes circonstances, le luxe de la lenteur.

« La condition de touriste n’est pas la plus enviable. C’est celui qui vient, qui ne sait rien, et qui se fait avoir de 100 000 façons. Pour ne pas être touriste, il faut rester longtemps », déclaraient-ils à Babel Voyages. Quand il est désormais de bon ton de médire du tourisme de masse, les Michaud ont très tôt senti qu’il était incompatible avec une démarche d’approfondissement qui leur prenait plusieurs mois si ce n’est plusieurs années. Il faut du temps pour se laisser absorber par un pays, défaire par un voyage. La fascination seule n’explique pas les 26 séjours en Inde ; l’immersion est une condition nécessaire de la conception qu’ils se font de leur travail. « C’est vrai qu’ils sont les témoins d’un âge d’or révolu de la photographie, reprend Thomas Pey. Mais s’ils fascinent autant, c’est parce qu’ils ont eu le courage de vivre la vie qu’ils ont rêvée, qu’importent les contingences matérielles, temporelles et familiales. Leur quête de beauté tout comme le temps extrêmement long de leur travail sont les attributs d’une forme de pèlerinage qui les a occupés toute leur vie... »

À PARAÎTRE : Mousson, de Roland et Sabrina Michaud, le 12 novembre 2020 aux éditions Paulsen - 46 €
Sept saisons des pluies vécues dans l'Inde du Nord au Sud par Roland et Sabrina Michaud pour documenter et immortaliser l'un des phénomènes climatiques les plus fascinants, source de vie et de renaissance autant que de dangers : la mousson. Un livre testament à ne pas manquer.

CET ARTICLE EST EXTRAIT DE Sphères Magazine n°3 - Les pèlerins. Sphères est un trimestriel et aussi "un peu de terrain repris sur la course du monde". Chaque numéro est une plongée dans un univers. Après les fumeurs de pipe et les plongeurs sous-marin, place à ceux qui marchent avec un numéro qui part à la rencontre de Jean-Christophe Rufin l'académicien, de l'association Seuil qui fait marcher des ados en difficulté pour les réinsérer dans la société ou encore du Hellfest, pèlerinage pas tout à fait comme les autres... Un ovni pour une revue de passionnés qui offre un moment partagé avec d'autres passionnés de ce monde. Découvrir Sphères Magazine.