Marc Thiercelin : "Le nomade est une personne sur laquelle on n’a pas de prise"

Interview voyage

Par Adèle Boudier

Posté le 1 avril 2021

Cinq tours du monde en solitaire et quatre Vendée Globe entre autres Transats, Solitaires du Figaro et tours de France à la Voile… Le navigateur Marc Thiercelin n’a de cesse de parcourir mers et océans. Loin de la compétition, c’est aujourd’hui le marin, le créatif, et le nomade que nous rencontrons.


On vous parlait il y a peu de l’ouvrage À la rencontre des peuples des mers, le récit de voyage de Marc Thiercelin paru aux éditions Glénat, co-écrit avec Ludovic Fossard et issu de la série documentaire Arte éponyme. Une aventure extraordinaire durant laquelle l’amoureux du grand large a rencontré une vingtaine de communautés d’Afrique, d’Amérique du Sud, d’Océanie et d’Asie. Ces rencontres nous ont donné envie d’en savoir plus sur ce skipper aux multiples facettes, pour qui le Vendée Globe 2024 se dessine sur fond de liberté, d’autonomie et d’innovation en santé**. On vous en dit plus…

Marc, en tant que skipper professionnel né en région parisienne, comment avez-vous découvert le monde de la voile ?

« Au début, ce n’était pas mon truc. On est trois dans la famille. Mon père est mort très jeune, puis on est partis vivre en Provence. On avait fait du bateau en Bretagne l’été, et en descendant dans le Sud, mon frère a voulu en faire, donc ma mère nous a inscrits à l’école de voile. Moi je dessinais toute la journée, je construisais. Je suis un créatif à la base. Un bâtisseur-créateur, mais je n'avais pas du tout le côté sportif. Pourtant être sur l’eau, je trouvais ça sympa. C’était hors du temps. J’étais plutôt un garçon solitaire donc j’étais très bien sur l’eau. Après j’ai pris le challenge de m’accrocher. »

Vraiment bien accroché vu tous les tours du monde à la voile à votre actif !

« La route du Rhum, le Vendée Globe sont nés avec nous. Je suis de la même génération que Florence Arthaud, Jean Le Cam… C’est vraiment notre génération qui a professionnalisé ce métier qui n’existait pas.

C’est quand le premier Vendée Globe est né, celui qu’a fait Titouan Lamazou, que je me suis dit « C’est cette course là que je veux faire ». Elle réunissait tout ce que j’aimais : la mer, la navigation, l’aventure et la compétition. Il y avait un enjeu, on ne partait pas en balade.

« Je fais partie de la génération, des gens qui ont créé la course au large moderne »

Je ne savais pas trop à quoi je me confrontais : il fallait trouver 12 millions de francs pour acheter un bateau, regrouper une équipe, préparer la course etc. C’est comme ça que j’ai créé le jeu Captain Marck. J’ai eu l’idée de regrouper mes talents de dessinateur et de créatif, au service de ce que je voulais faire. Je n’avais jamais fait de jeu de société, c’était un voyage dans l’inconnu. »

C'était sacrément original comme idée !

« J’ai dessiné la structure du jeu, mais pour les personnages il fallait un dessinateur BD. J’ai cherché dans l’annuaire et j’ai trouvé Jean-Claude Fournier, le dessinateur de Spirou, qui habitait à 6km de chez moi. Un jour je suis allé le voir, il pleuvait, il était rigolo avec ses cheveux frisés et ses lunettes. J’ai cogné à sa porte, je ne le connaissais pas et il ne me connaissait pas non plus. Il s’est toujours souvenu de cette rencontre et m’a dit que c’était lunaire : « Quelqu’un cogne à ma porte, j’ouvre et il y a un mec qui me demande un personnage pour aller faire le tour du monde » (rires). Au début il m’a dit qu’il ne pouvait pas, qu’il n’avait pas le temps, et on a fini par y arriver.

Et j’ai réussi à faire mon premier Vendée Globe comme ça : au dernier moment, avec un bateau que je ne connaissais pas, une course que je n’avais jamais faite. J’ai fini deuxième, en me battant car j’étais un bon compétiteur. Je le suis encore je pense. Ça a été une aventure incroyable, on partait entre quatre et six mois (aujourd’hui c’est trois mois). J’avais commencé les courses au large avant, mais là ça a vraiment été mon Grâal, et les courses qui m’ont donné la notoriété. La course au large c’est deux temps : une course à terre qu'il faut réussir pour accéder à la course en mer. »

Et ce lien avec l’art justement, vous qui avez suivi des études à l’École Boulle : comment avez-vous maintenu le lien entre art et navigation ?

« En fait, ce lien ne m’a jamais quitté, il est là depuis la petite enfance. Déjà tout petit je construisais plein de choses, je dessinais toute la journée. Dans ma famille, il y avait pas mal de musiciens. Ma grand-mère était professeure de violon, et violoniste. Elle m’avait emmené voir un grand luthier, Étienne Valetot à Paris quand j’avais 13 ans. Et c’est en rencontrant ce monsieur, en voyant les violons, que je lui ai dit que je voulais faire ce métier-là. J’étais trop jeune pour être apprenti, donc j’ai passé le concours de l’École Boulle avec pas mal d’années d’avance. J’ai fait trois ans, en ébénisterie, marqueterie, dessin.

Je dis souvent que j’ai eu deux disruptions et deux écoles d’excellence durant ma carrière : l’École Boulle, qui est le très haut niveau, et le haut niveau en voile, c’est-à-dire l’équipe de France. Je me suis aussi rendu compte, en étant à Paris tout le temps, que j’étais quelqu’un destiné aux horizons, aux grands espaces. Et la créativité m’a accompagné tout au long, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs.

Quand j’ai commencé avec ces grands bateaux, les courses autour du monde, j’ai monté onze grands projets avec des équipes que j’ai fédérées et des bateaux qu’on a construits, reconstruits. Ce n'était pas des commodes Louis XV ! Mais c’était aussi précis, voire beaucoup plus : on est sur des bateaux de course avec des milliers de pièces, voire des millions. On utilise des bois rares et c’est très sonore un bateau, c’est vide, un peu comme un violon donc. Finalement, je dirais que c’est un peu fabriquer ou réparer des grands violons de 20 mètres de long ! Quelque part, j’ai fait une sorte de lutherie… Sur les mers ! (rires). Sans que ce soit imaginé au départ. »

Et le dessin, vous continuez ? Notamment sur la mer ?

« J’ai dessiné pas mal pendant les courses, ça fait longtemps que je ne dessine plus vraiment, mais même mes dossiers de sponsoring sont dessinés. Souvent j’étais frustré, je me disais que je ne faisais plus d’art. Et quelqu’un un jour m’a dit : « Tu sais, tu donnes plein de conférences, et c’est une forme d’art de pouvoir partager ses expériences avec les autres ». Donc là je ne fais plus de dessin stricto sensu, tout le temps. Par contre quand je bâtis, même si je travaille sur ordinateur, ça passe toujours par une feuille et un crayon avant. Et je vais y revenir, c’est quelque-chose qui me titille depuis longtemps. Je me trimballe souvent avec des crayons de couleurs, des feutres, des pastels… Donc c’est toujours là, dans un coin de ma tête, je voyage avec. »

Il y a aussi l’observation au quotidien, la mise en mots, lors de conférences mais également dans ce livre, À la rencontre des peuples des mers. Avez-vous une manière d’aiguiser ce regard sur l’environnement ?

« J’ai pas mal écrit lors des mes tours du monde : ça a commencé par une demande du journal l’Humanité et du Télégramme de Brest pour mon premier Vendée Globe. Je faisais des chroniques pour chacun de ces deux journaux. C’était un véritable exercice : 3 000 signes deux fois par semaine ! C’était du boulot, surtout sur un bateau en course ! Mais ça a beaucoup plu. J’aimais cet exercice, c’est aussi une forme d’art.

J’écrivais sur des thématiques qui n’étaient jamais collées directementà la navigation. Un jour j’ai été perdu pendant la nuit : j’étais dans le Grand Sud, la nuit était très ramassée. Sur une nuit de quatre heures, avec la pleine lune, c’est comme s’il faisait jour. Je ne me souvenais plus quand la nuit était tombée et quand elle s'était finie. C’était assez drôle mais aussi très perturbant au niveau de mon rythme. Donc j’avais écrit là-dessus. Ça me sortait de mon quotidien et de la compétition.

Je lisais aussi. Durant un des Vendée Globe, j’avais amené une quarantaine de bouquins. C’était bien de lire car j’étais vraiment à ce que je faisais mais la lecture me permettait de m’échapper un peu, ça me mettait en veille. *J’ai un cerveau qui a besoin de se nourrir avec beaucoup de choses, je me passionne pour des sujets très divers en permanence : la politique, les sciences sociales, la sociologie, l’architecture, l’innovation en santé… Plein de sujets qui me nourrissent. »

«On se doit assistance, et c’est une valeur cardinale* »

Dans le livre À la rencontre des peuples des mers, on voit qu’il y a un regard axé sciences sociales, des choses qui vont nous parler malgré nos différences de vie avec ces nomades. Par exemple sur la question de la solidarité, vous évoquez au Mozambique, aux côtés des Vahoca, victimes d’une catastrophe dont ils ne sont pas responsables.

« Les équilibres du monde sont devenus si fragiles que, par effet de ricochet, ils menacent d’abord les plus précaires, ceux qui en sont le moins responsables. (…) Aux premières loges, ils prennent les bouleversements de l’époque en pleine figure. Ils pourraient bientôt faire partie des 280 millions de réfugiés climatiques prévus par le dernier rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en septembre 2019. »

Et en parallèle, est contée l’histoire des Embera en Colombie, victimes des narcotrafiquants, qui ont été accueillis par les « Afros ». Solidaires, ces derniers leurs ont appris à mettre les appâts, pêcher dans les bonnes zones etc.

« Les Emberas, c’est un peuple qui m’a beaucoup impressionné, une gentillesse, une douceur extraordinaire, avec une violence autour d’eux incroyable. Un contraste saisissant. L’histoire de ce peule est incroyable. Ils ont vécu des générations dans la forêt profonde, puis ils ont été chassés par les narcotrafiquants. Ils les ont chassés, beaucoup tués. Ceux qui s’en sont sortis sont partis et ont totalement quitté un mode de vie dans la forêt pour aller au bord de la mer. Ils n’avaient aucune connaissance de la mer, des bateaux. Et le fait qu’ils aient rencontré ce qu’ils appellent les « Afros », ça les a aidés. Que ces deux peuples se rejoignent, j’ai trouvé ça très beau. Ça, c’est des sacrées rencontres. »

Vous parlez de « solidarité des mers », pensez-vous qu’elle se traduit encore aujourd’hui ?

« La différence de la course à voile par rapport aux autres sports, et on l’a vu cette année au Vendée Globe avec le naufrage de Kevin Escoffier, c’est qu’on a le devoir d’assistance. C’est une obligation morale que l’on a, on se doit assistance, et c’est une valeur cardinale.

Je suis sensible à ça parce que ma maman s’est occupée toute sa vie d’enfants de la DDASS et de la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse, ndlr). Donc j’ai un peu ça dans mes gènes. Ensuite j’ai enseigné pendant quinze ans, ça joue aussi. »

Dans le cadre des documentaires pour Arte, la rencontre avec l’Autre est extrêmement présente. Comment s'organisaient ces voyages et comment se faisaient les rencontres ?

« Je ne pouvais pas trop rester sur place en réalité car j’avais mon projet professionnel en parallèle. Je le regrette un peu finalement. Lorsque j’arrivais, les choses étaient déjà assez calées et je rencontrais donc rapidement le personnage avec lequel on allait échanger. Et si les réalisateurs changeaient régulièrement, moi en revanche j’ai fait les trente voyages. Mais pas fait beaucoup de tourisme ! La plupart des peuples qu’on a choisis et avec qui on a tourné étaient loin des hôtels. Il n’y avait pas de réceptifs. Nous étions vraiment avec les peuples premiers. Faire du tourisme avec les Vézos… Faut y aller quand même ! (rires).

Avec le recul, ce qui était original, c’est le contraste entre mon univers des bateaux de course, en carbone et ceux des peuples premiers avec leurs radeaux et leurs pirogues. »

Photo Sources: Découpages

Et du côté de vos observations côté problématiques sociétales et environnementales, quels sont les constats qui vous ont frappé ?

« Une des caractéristiques centrales que j’ai pu observer pendant ces quatre années, et c’est terrible à dire, c’est que tous ces peuples sans exception ont moins de poissons qu’il y a cinq, dix, quinze ans. Il y avait cette constante : que ce soit l’Océan Indien, Pacifique, les mers intérieures… Très très peu de poissons. Ça les impacte directement bien évidemment car leur produit de base pour se nourrir, c'est le poisson, avec quelques légumes à base de racines. »

Photo Sources: Découpages

On peut lire d'ailleurs que vous avez été témoin de la pêche industrielle…

« Oui. Je ne pourrais pas en tirer de conclusions scientifiques, je n'en suis pas un. Mais un exemple m’avait frappé sur le 2e tournage à Madagascar avec les Vézos. L’avant-dernier jour, nous devions faire une grande pêche, et nous n'avons rien pêché, rien du tout. Moi j’aurais été catastrophé. Eux prenaient sur eux, comme si ça faisait partie de la vie. Et le soir-même, je vois passer deux très gros chalutiers Intermarché ! Est-ce que c’est pour ça que nous n'avions pas eu de poisson le matin ? Le pire étant au large de l’Afrique de l’Ouest, où les chalutiers japonais, russes, français, espagnols, anglais ratissent littéralement la mer. »

Ces observations nous ramènent à notre propre consommation. Pensez-vous à des actions individuelles, collectives, politiques pour faire face à ces dérèglements climatiques ?

« Moi je ne suis pas militant écolo, j’ai une conscience environnementale, je pratique sans le mettre en avant. Je regarde les gens « donneurs de leçons », et je regarde les gens qui font vraiment les choses. Et je vois tous ces peuples au milieu, qui ne sont pas arrivés au stade de se préoccuper de l’environnement, car leur principale occupation c’est de manger, de se soigner, de vivre en sécurité.

Au niveau du monde, je suis très intéressé de voir ce qui va se passer quand la pandémie commencera à s’arrêter. J’ai souvent l’impression qu’on a le syndrome de l’accident sur l’autoroute : tout le monde ralentit, et il faut peu de temps pour que tout le monde reprenne sa vitesse d’avant. On ne s’en rend même pas compte. On est impacté émotionnellement, visuellement et au bout d’un moment on oublie. Et il pourrait se passer la même chose. On va surement réorganiser certaines choses, en relocaliser, ce qui va nous obliger à penser différemment, à ré-organiser des structures, des filières. Et fatalement, si c’est suivi, ça pourrait avoir un impact durable sur nos sociétés, et c’est ça qu’il faut espérer. »

« Quand vous êtes un nomade, la communauté sédentaire a du mal à vous accepter »

Dans l’ouvrage, est amenée la notion de « liberté », Je cite : « Les Badjos semblent ne s’être jamais installés dans leur maison. Quand je regarde leur intérieur, j’ai l’impression qu’ils pourraient la quitter sans le moindre regret du jour au lendemain. En tant que marin, cela me parle ».

Et vous ajoutez que d’une manière générale, les gouvernements n’aiment pas les citoyens sans attache. Que leur mobilité et leur liberté diminuent les possibilités de les contrôler. « Alors, dès qu’ils le peuvent, les autorités leurs procurent la prison d’une vie de propriétaire foncier ».

Et là, on s’y retrouve tous. Dans notre société, où le désir de confort individuel et de propriété privée prime… Quelle forme de liberté imaginez-vous ?

« Alors moi, je fais un parallèle avec ma vie. Avec ma maman depuis que je suis né, j’en suis à 62 déménagements. Mon père a disparu très tôt, et elle avait la bougeotte.

Quand vous êtes un nomade, la communauté sédentaire a du mal à vous accepter. Dans l’ensemble de la société, les nomades sont vécus comme des dangers. C’est marrant que les gros aient peur des petits.

On le voit ben avec les Roms, où les gens vont dire qu’ils sont venus voler. L’image des voleurs de poules. Et ça existe autant à Cergy-Pontoise, qu’au Sulawesi qu’à Sao Paulo : le nomade est une personne sur laquelle on n’a pas de prise.

Les Badjos par exemple, qui sont une des entités de l’Indonésie, ont eu l’intelligence de rester sur l’eau ; ils n’ont pas de prise sur la terre, et ils sont perçus comme des dangers. Des dangers de pensée je pense. C’est-à-dire qu’on pense que si ces personnes étaient intégrées à la société indonésienne, elle « pervertiraient » les autres qui partiraient vivre sur pilotis… »

Photo Sources: Découpages

Pour un changement de société, il faudrait donc prôner le nomadisme, se détacher du foncier ?

« Je ne suis pas du tout à pousser à la révolution. Ça nous a arrangés d’avoir une organisation comme celle-là, sinon on ne l’aurait pas.

*Pour aller vers des solutions sociétales, je pense au principe du « glocal » (le global et le local). Et à travers cette pandémie on est tout à fait là-dedans. Si on prend la France, qui est un petit pays, on a tous du soleil, de l’eau, du vent, ce qui peut très bien faire de l’énergie d’appoint pour tout un chacun, un village, un hameau, une petite ville.

Et on peut avoir une desserte pour du général stable, pour les entreprises, les hôpitaux etc. Donc un mix d’énergie nationale et d’énergie locale. Et la nutrition pareil. Plutôt que d’exclure, ce serait de voir comment additionner les choses entre ce qui existe, en le régulant, et ce qu’on produit sur place. On a assez de moyens financiers et techniques en Europe pour mettre ça en place*.

*Pour qu’on ait des voitures propres, on se rend compte qu’on fout en l’air des endroits entiers de la planète, qui sont très loin de nos yeux. J’ai beaucoup milité pour l’hydrolien, on a énormément de rivières en France et de côtes. Les solutions elles existent. Ensuite c’est la capacité qu’on à se lever et à « s’arracher ». On a créé un vaccin en six mois, si on veut vraiment arriver à des résultats en termes environnemental, on y arrivera. Par contre ça va passer par des trucs violents.

On parlait de la confrontation nomades / sédentaires… Ce que je vois arriver comme un 38 tonnes sans freins c’est la confrontation urbains / ruraux. D’une façon générale, ce qui m’a beaucoup attristé dans ces années de vie c’est la façon dont on traite les mondes qui nous nourrissent*. »

Mais nombreux sont les citadins qui ont envie de s’installer à la campagne… Sans forcément passer le cap

« Je vois plein de villages en déshérence totale. C’est sûr c’est pas évident, c’est un vrai challenge. Mais là, il y a des choses à reprendre en main, ou dans lesquelles amener du sang neuf. Bien sûr, ce sera avec des privations, des moments de doutes… C’est aussi ça la différence entre le nomade et le sédentaire : le sédentaire va dans un endroit pour s’installer. Mais quelqu’un peut arriver dans un village, aider à amener du sang-neuf et partir au bout de trois ou quatre ans. C’est pas un drame, pas un deuil. C’est juste une étape dans sa vie.

On n’est pas obligés d’aller au Vendée Globe pour vivre l’aventure. C’est juste être mobile, agile. Et ça demande de s’arracher, sortir de son cadre. C’est pas si simple que ça, il faut passer par plusieurs mois d’incertitudes. Mais c’est que comme ça qu’on sait qu’on est en vie je pense. »

« Quand je me retrouve seul sur un Vendée Globe, je ne me sens pas seul du tout »

Pour repartir sur l’aspect de la rencontre, le fait de confronter ses idées pour évoluer : de quelle manière établissez-vous un équilibre entre la solitude et la socialisation ? (avec la volonté d’apprentissage, de transmission)

« C’est un peu comme la créativité et une sorte de rationalité : on a toujours deux hémisphères, et j’ai toujours bien vécu les choses. J’aime bien la solitude mais je suis très sociable aussi. J’ai besoin des deux, depuis l’enfance. C’est dans la solitude que j’ai fait germer mes projets, et je les ai conçus avec du monde. Quand je me retrouve seul sur un Vendée Globe, je ne me sens pas seul du tout. Quand je monte en montagne, dans la nature, je ne me sens pas seul non plus. Je ne me suis jamais ennuyé, pourtant j’ai fait des trucs qui étaient mortels. Mais j’ai toujours trouvé un truc qui me faisait hausser le sourcil, m’intéresser. J’ai passé des heures, des journées dans des aéroports, c’est extraordinaire comment il s’y passe plein de choses.

Dans la solitude, il y a toujours quelque-chose qui se passe, si on regarde autour de soi, si on est ouvert, c’est impressionnant. J’ai cet esprit-là. La solitude est vraiment quelque-chose d’intéressant. Il ne faut pas la vivre tout le temps parce-que c’est triste, on est sur Terre pour être tous ensemble, mais c’est très intéressant.

C’est une époque où on y est confrontés, d’une manière non-souhaitées c’est sûr. On est tous à tenter d’apprivoiser cette solitude comme on peut.

Je me suis souvent dit « si jamais un jour je suis en prison, ou sur un lit d’hôpital pendant très longtemps, comment je vais vivre la chose ? ». Si on a voyagé, ou si on a pas mal lu, si on s’est informé, je pense qu’on a en soi le pouvoir de ne pas s’ennuyer par la suite. Ça doit être très dur de se retrouver face à soi-même quand on a un imaginaire absent, ce doit être terrible*. »

Vous avez un moment fort à nous partager ? En solitaire ou entouré ?

« Mon premier Vendée Globe restera gravé dans ma mémoire parce que c’est la première fois que je partais plusieurs mois tout seul : on voit jamais la terre, on voit jamais les autres bateaux, on ne voit personne. Je n’ai pas vu un humain pendant 113 jours, c’est quand même très particulier. Les bateaux sont grands, ils font 20m, mais la surface de vie fait 9m2. Donc on vit dans une chambre de bonne pendant quatre mois, jours et nuits. Et on ne peut pas du tout en sortir. Ça restera un souvenir fort, dans les moments difficiles comme dans les moments d’allégresse.

Avec du monde, je dirais la création des projets, le fait de ne jamais savoir comment ça va évoluer, les tensions qui créent des choses fortes. J’avais des gens autour de moi qui avaient des histoires incroyables, et ça créé une richesse extraordinaire. Sur l’ensemble de ma vie, j’ai beaucoup œuvré sur une dimension sociale. Ma plus grande fierté ce n’est pas les tours du monde, les projets fous que j’ai pu mener ; c’est qu’à travers ces idées-là, entre autres le Vendée Globe, j’ai salarié des gens qui ont monté leur boite après, qui sont rentrés dans d’autres projets.

Je suis pour la mixité, parce que c’est ça qui enrichit. C’est ce que j’ai fait avec mes équipes de bateaux par exemple, où je ramenais toujours des gens d’univers différents, j’ai cette culture-là de mélanger les mondes. »

« L’autonomie, c’est notre liberté et notre bien le plus précieux »

Et vos prochains projets ?

« Je vais essayer de faire le Vendée Globe 2024, avec une dimension innovation en santé, et principalement un exosquelette pour les séniors, les accidentés de la vie avec un handicap léger. C’est un sujet qui me passionne, qui rejoint le sujet d’autonomie et de liberté.

Il s’agit de développer, en parallèle de la course, un vrai engagement avec des ingénieurs, des développeurs, des chercheurs etc., de créer un exo-squelette seconde peau qui viendrait solutionner des problèmes du vieillissement.

Parce qu’un bateau, par essence, est quelque-chose sur lequel tout est plus compliqué. Un voilier ça bouge, ça s’agite, ça penche : marcher, reculer, tirer, porter… Tous les gestes de la vie quotidienne sont plus complexes. Donc j’ai envie de créer un living-lab dans le bateau, de développer des prototypes qui passeront dans les mains d’ingénieurs pour en faire un produit fini qui permettrait de reculer la perte d’autonomie. Parce que l’autonomie c’est notre liberté, notre bien le plus précieux.

On gagne de l’autonomie à partir du moment où on arrive à faire notre premier pas sans être tenu par quelqu’un, quand on arrive à faire du vélo sans les petites roulettes etc. Quand on la perd, ça touche l’estime de soi. Et dans un univers occidental, je considère qu’on n’aura jamais assez d’aidants, de soignants. On est actuellement à 23 millions de plus de 60 ans en France par exemple. Je voudrais vraiment utiliser mon projet de flyboat, avec cette dimension-là, d’innovation en santé.

Je me suis beaucoup documenté sur ce qui existait dans les différents pays du monde, en Russie, en Chine, en France, en Allemagne. Il y a beaucoup de projets aboutis pour les militaires, pour le monde industriel mais là on est sur des choses exceptionnelles, pas de la vie courante.

C’est aussi ma façon à moi d’être utile dans cette société. C’est une de mes ambitions : avoir été utile à quelque-chose. »

Dans ces valeurs sociales et cette envie d’utilité, de transmission, vous avez peut-être des mots à transmettre à tous ces élèves qui ont suivi le Vendée Globe avec leurs institutrices et instituteurs qui ont pris ce projet à bras le corps ?

« Plein de profs me l’ont dit : le Vendée c’est génial pour nous. C’est vrai que la grande force de ce sport c’est qu'il est très complet. C’est un sport physique certes, mais surtout un sport de tête : c’est jouer aux échecs sur l’océan. Il faut être autant intelligent que physiquement en forme et endurant. Et ça englobe un certain nombre de matières : les maths, la physique, l’histoire, la géo.

On se rend compte que ces grands événements sont de véritables moteurs. Oui, il y a de l’émotionnel, voir gagner, perdre, les hauts et les bas, mais il y aussi une partie des jeunes qui peuvent imaginer être marin plus tard, mais aussi technicien, se passionner, voyager. Ils voyagent quand même dans 4/5e de la planète : l’océan. Donc tout ça, ça ouvre l’esprit, d’autant plus dans la période que l’on vit actuellement. C’est la seule discipline où on a une épreuve sportive qui dure trois mois. Et il y a beaucoup de valeurs qui se rattachent à cette activité, on ne peut pas la réduire à un sport. C’est une façon de se transporter dans le monde.

Une chose sur laquelle j’ai toujours un œil, c’est le retour des cargos à voile, c’est passionnant. On est en train d’y revenir, lentement. A partir du moment où on accepte qu’une marchandise prenne une semaine de plus. Et ça c’est passionnant pour les jeunes : se dire qu’ils peuvent intégrer un domaine où il y a du fret, de la logistique, de la voile, la planète, l’environnement. Ça, je pense que ça fait partie des belles solutions qu’on a devant nous, il y a juste à y aller. »

POUR ALLER PLUS LOIN

Et des épisodes de la série éponyme disponibles sur Arte Tv :