Par Laetitia Santos
Posté le 17 février 2021
Depuis que nous avions reçu Roland et Sabrina Michaud au No Mad Festival de 2017, depuis que ces deux-là étaient devenus des amis chers, nous attendions avec impatience la sortie de "Mousson", qui tenait tant à cœur à notre regretté Roland. Quatorze années de voyage en Inde et sept moussons auront été nécessaires pour réunir les photographies qui composent cet ouvrage testament paru le 26 novembre dernier, titre posthume qui nous laisse les yeux aussi humides que la dernière expérience photographique de ce couple emblématique.
« Septembre 1961. À Addis-Abeba, je découvre un magnifique reportage sur la mousson en Inde. Les photographies du Néo-Zélandais Brian Brake m’enthousiasment au point de m’exclamer : « Voilà ce que j’aimerais faire ! » (…) Soixante ans plus tard, devenus en quelque sorte des vétérans, nous sommes toujours amoureux de l’Orient, toujours et encore amoureux l’un de l’autre - et continuons de fréquenter l’Inde, un pays promis à Sabrina dès le premier jour d’une vie de voyages et d’aventures, d’une vie si riche et gratifiante qu’aujourd’hui encore, alors que je suis au crépuscule de mon passage dans le monde, je rends grâce pour tout ce qu’il m’a été donné de voir, pour toutes ces choses merveilleuses dont j’ai tenté d’être le témoin fidèle… »
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Tels sont les mots de Roland qui font l’ouverture de cette lettre d'amour à l'Inde, sa dernière création qui lui a tant occupé le cœur et l’esprit durant les dernières années de sa vie. Quelle émotion de lire les ultimes pensées de l’homme qui s’est envolé le 25 mai dernier, laissant une Sabrina esseulée dans ce monde qu’ils n’ont fait que parcourir l’un avec l’autre. « Entre 2001 et 2015, j’ai vécu sept moussons en Inde. Aujourd’hui, on me dit que j’ai tiré sur la corde, que ces voyages sont sans doute à l’origine de l’insuffisance rénale chronique qui met un terme définitif à mes pérégrinations. Sept moussons ! (…) Le chiffre de la plénitude et de l’achèvement. Imposé par un destin qui m’échappe, il se doit d’être accepté, comme on accepte la vie. Il n’y aura pas - il n’y aura jamais - de huitième mousson pour moi… » Frissons.
La mousson, tout voyageur la fuit a priori. Et pourtant… « Un jour, d’une manière qui vous échappe, vous êtes murs ! La mousson devient la clé qui vous ouvre la porte à la compréhension de l’Inde. Elle devient incontournable, vous ne pouvez plus passer outre ! »
La mousson indienne déverse ses eaux diluviennes chaque année durant quatre mois, de juin à septembre. Quatre mois d'une « indispensable fécondation » mais quatre mois de désespérance aussi où sévissent précipitations torentielles qui inondent la terre et brouillent la vue, glissements de terrain qui se multiplient, chemins détrempés qui disparaissent sous des coulées de boue, fièvres brûlantes, égratignures qui s’infectent, mycoses et démangeaisons qui pullulent mais aussi insectes, moustiques, sangsues, paludisme, choléra, peste ou typhus. La mousson, c’est à la fois l’espoir autant que le désespoir et un phénomène à l’image de ce pays d’extrêmes.
« Avant que le ciel n’éclate, la terre semble frappée d’apoplexie, sur le point de rendre l’âme pour de bon. Les vaches sont avachies. Les corbeaux n’ont plus la force de croasser. L’Inde espère la mousson comme un seul homme - pour se décrasser, s’abreuver, irriguer, vivre… Dans ce pays où l’agriculture occupe la majeure partie de la population, son insuffisance, ou même son seul retard, prend un tour dramatique pour des centaines de millions d’individus… »
Le premier chapitre est dédié à la longue attente de la pluie, or véritable aussi précieux que miraculeux. Poussière étouffante, terres crevassées, vaches aux os décharnés, corps qui somnolent écrasés sous les degrés, cruches de cuivre en attente de s’emplir, tombées du jour sans soulagement aucun, touffeur à toutes heures… Les premières pages de "Mousson" sont étonnamment arides. Mais si l’on demandait à Roland ce qu’il avait appris en Inde, il aimait à répondre : la patience…
Et voilà donc les eaux déferler au travers des clichés. Dans la jungle, au cœur des cités inondées ou depuis des nuages gonflés, la pluie s’abat sur tout le reste de l’ouvrage.
Entre les images immersives - anagramme de magie - et les souvenirs de Roland retranscrits avec l'infinie délicatesse qui le caractérisait tant, on plonge sans mal sous les trombes d’eau de cette mousson indienne, jusque dans ce petit bungalow bringuebalant sous l’orage déferlant, Sabrina murée dans un silence angoissé, Roland inquiet pour son auto et isolé de sa moitié par le vacarme qui les empêche de converser. L’ambiance est au rendez-vous.
Vagues déchaînées, plages où les franges de cocotiers sont frénétiquement secouées, pêches miraculeuses, coulées de boue sans pareil, déliquescence du monde, cadavres de bois ou de rats à la dérive, lotus absolument partout flottant… Mais pas de mélancolie pour autant ! Ici, contrairement à l’Occident, la saison des pluies rime avec joie et fécondité.
Roland, tout du long, nous invite à la réflexion sur la philosophie à adopter dans cette vie ou notre monde en changement. Comme lorsqu’il raconte les jungles bruyantes qu’il a fréquentées avec Sabrina. « L’image du jardin d’Eden s’impose. Citadins d’Europe coupés de nos racines, nous éprouvons la nostalgie du paradis perdu. (…) Un jour viendra surement où l’homme aura réduit la forêt au silence. En cinquante ans de voyages, j’ai vu le monde changer : les voitures et le plastique l’ont envahi, le silence a disparu, remplacé par le bruit des machines. Nul ne choisit le moment où il vient au monde… Je suis heureux de l’avoir connu avant qu’il ne soit définitivement corrompu. »
Nos plus beaux souvenirs de cet album ? Le portrait de ce jeune indien en chemise bleue et chèche violet, absolument électrisant, celui de ce vieillard de l'argent plein les cheveux, les moustaches et le haut des yeux, ces pont-racines qui n’existent que dans le Nord-Est de l’Inde, ingénieuse et magnifique création commune de l’homme et de la nature pour enjamber les eaux déchainées, ces gigantesques ombrelles de raphia, cet immense rassemblement de la fête des parapluies, ses vagues humaines et ses offrandes de coco par milliers, des genoux noyés dans les eaux, encore et encore, et de la ferveur qui touche au coeur…
« L’Inde nous ouvrait d’autres horizons » écrit-il. « C’est ce que nous avons voulu voir : le côté positif des choses, la beauté avant tout… Même quand il faut l’extraire d’une mer de boue, même quand elle émerge du plus improbable. (…) Car en réalité, si votre œil voit avec l’abondance du cœur, vous verrez cette autre chose, vous entreverrez le divin derrière la misère et la crasse. Le défaut est dans l’œil de l’observateur. »
Et Roland de signer : « Ma passion ne s’est jamais démentie. La beauté reste la beauté, qui me transperce de part en part. Elle m’oblige à reconnaître que derrière cet apparent chaos, derrière ce tohu-bohu qui vous écorche les oreilles, il existe bien une harmonie sous-jacente. Habité par cette certitude, je ne peux que poursuivre mon pèlerinage jusqu’au bout, noyé dans un émerveillement qui n’aura de cesse de croître au fil des années. Pour moi, il n’y a aucune raison de faire de la photo si l’on n’a pas l’envie de montrer et d’expliquer, de partager un enthousiasme pour ce qui nous a interpellés. Littéralement, l’enthousiasme, c’est Dieu dans l’âme. »
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