Par Laetitia Santos
Posté le 20 décembre 2020
Une semaine tout pile après le premier morceau de choix d'un entretien fleuve avec Yazid Tizi, dénicheur de joyaux reculés dans notre monde, photographe et réalisateur pour Nicolas Hulot puis Yann Arthus-Bertrand, place au second et dernier volet. Souvenirs de voyage mémorables, réflexion sur la mondialisation et ses effets ravageurs, invitation à la pleine conscience... Un partage comme on les chérit, pour Babel Voyages.
Es-tu amer aujourd'hui à propos de notre incapacité à agir alors que le monde court à sa perte avec la mondialisation galopante ? Pour toi et toute l'équipe d'Ushuaïa Nature qui aviez cette mission d'éveil des consciences, n'est-ce pas source de déception et de colère ?
« Le crédo d’Ushuaïa Nature à l’époque c’était : l’émerveillement est le premier pas vers le respect. C’est d’ailleurs Frédéric Lenoir qui en parlait tout récemment dans une interview à l’occasion de la sortie de son ouvrage avec Nicolas, "Le temps des consciences". En l’écoutant parler, je me suis dit qu’il résumait ce que l’on avait fait sur Ushuaïa pendant 25 ans : montrer la fragilité du monde au plus grand nombre pour sensibiliser, et cela passait donc par TF1. On n’aurait jamais pu faire ça sur Arte, plus élitiste et intellectuel, ou sur France 2, un tout autre marché. Par rapport à notre crédo, je pense que nous avons réussi notre mission. Mais je n’éprouve pas d’amertume face à aujourd'hui, plutôt une colère. Car nous voulions être le plus démocratique possible, nous voulions éduquer et dire que si on ne préservait pas, on allait mourir, parce que tout est lié. On savait qu’il était possible de basculer dans une autre gestion de l’économie et de l’environnement mais on ne l’a pas fait. À la fin d’Ushuaïa, nous avons bien vu que le monde avait changé et que les hommes avaient réécrit l’Histoire. Malgré tout, les partis écologistes sont montés au créneau, tout le monde est passé dans une conscience plus aigüe de la fragilité du monde et c’est très bien. Ushuaïa y a participé et Nicolas en a été le porte-voix. Et il existe encore des endroits préservés où ressentir l’émerveillement et une mission de respect. Certains mènent le combat bien que l’on soit plus dans la destruction que dans la construction. »
Tu conserves la flamme malgré tout et l’envie de porter la bonne parole ?
« Je garde un espoir grâce à tous ces hommes qui s’engagent, comme Nicolas, comme Yann, Frédéric Lenoir ou Pierre Rabhi. Tous ces combattants qui défendent la culture et la nature car les deux sont liés. Il y a eu une accélération de la course au profit, de la pollution, de la destruction de la planète tout azimut. Mais il y a aussi eu une prise de conscience. La génération des 30 - 40 ans est quand même très concernée par l’écologie, elle réfléchit à sa façon de vivre et de consommer donc il y a déjà eu un basculement là-dessus. Des choses ont progressé, comme la santé par exemple. Les nouvelles générations, dans leur comportement, nous apportent l’espoir.
D'ailleurs en ce moment, Yann, Gilles (Santantonio, ndlr) et moi travaillons sur le projet "Explore", une série pour Netflix qui racontera l’épopée de jeunes scientifiques français et européens partis au bout du monde rencontrer leurs homologues locaux afin de faire progresser la science. Dans des laboratoires perchés à ciel ouvert et perdus dans la nature, au fin fond d'un archipel, d'une forêt ou de l'Himalaya, ils vont dénicher des raisons d’espérer. Et c’est encore jouable. Mais ces espoirs ne représentent vraiment que quelques poches dans le monde… »
C'est stimulant et porteur en effet de se concentrer sur ceux qui entreprennent et innovent, la jeune génération pleine d'initiatives, les idées qui émergent pour repenser le monde autrement... Toi-même, tu as été entièrement autodidacte, n'est-ce pas ?
« Oui, mon université a été le monde. J’y ai beaucoup appris, beaucoup grandi. Mais je n’ai pas de formation : j’ai fait deux années à la fac de Montpellier dans une licence de langue chinoise car j’étais fasciné par la Chine. Mais c’est le seul diplôme que j’ai. Plus tard, j’ai eu des diplômes d’opérateur de cinéma, de pilote de vol libre, de plongeur… Le voyage est ma meilleure école.
La lecture aussi m’a aussi beaucoup appris. Que ce soit les grands auteurs de voyage ou les classiques. Car en voyage, on prend toujours des livres et avec, on se grandit. Quand je suis parti en Amazonie chez Raoni par exemple, évidemment j’avais beaucoup lu sur le Brésil avant mon départ. Mais ce que j’ai appris auprès de ce grand chef indien, c’est le combat qu’il mène seul pour préserver son environnement face à toute cette machine qui déforeste l’Amazonie et cela, au nom de notre bien-être à nous Occidentaux. Tout ça, c'est possible de le lire dans les livres mais cette capacité des gens à résister se transmet d’autant mieux sur le terrain. Ça vaut toutes les écoles. »
La première réalisation pour toi, ça a été L’Algérie vue du ciel aux côtés de Yann Arthus-Bertrand…
« Oui et c’est le plus beau cadeau que Yann m’ait fait ! Ça a été un honneur quand il me l’a proposé car c’est le pays de mes parents et c’est aussi mon pays. Mais je lui ai dit : "Tu sais, ce sera ma première…" "Je sais !" m’a-t-il répondu. J’ai eu la chance de voir l'Algérie comme personne ne l’a vue. Et ça a été une autre étape, personnelle et professionnelle, qui m’a permis de grandir. J’ai fait tous les postes avant cela… La réalisation était la seule chose qui me manquait. Yann m’a fait confiance, m’a donné confiance et j’ai pu le faire. En explorant tous les domaines du métier, je suis parvenu à me réaliser moi. Eh oui, réaliser c’est se réaliser ! Être auteur, c'est la phase ultime. C'est extraordinaire la valeur immense qu'a pris cette réalisation sur l’Algérie tant par le contexte personnel et familial que par le contexte professionnel. »
Et Yann, comment a-t-il eu envie de consacrer tout un film à ce pays ?
« Il avait fait un livre sur l’Algérie il y a quelques années et rêvait d’y retourner. Il m’ a dit : "Tu as toujours été l’homme de la situation, des situations impossibles ! Et il y a un pays que j’aimerais que l’on fasse ensemble : c’est le tien. Mais tu ne vas pas beaucoup dormir !" (rires) J’ai été accueilli là-bas comme un fils du pays. »
Et ensemble, vous avez poursuivi avec L’Égypte vue du ciel…
« Beaucoup plus compliqué ! Les Égyptiens ne nous ont pas beaucoup aidé. Ça a toujours été compliqué de travailler dans des pays qui sont des dictatures, des régimes militaires ou de fausses démocraties. J’ai souvent travaillé avec des militaires pour atteindre nos objectifs, lorsqu'il nous fallait des moyens et des autorisations que seuls eux détenaient. Mais l’Égypte n’a pas joué le jeu. Ils ont accepté le projet mais ne nous ont pas aidé contrairement à l’Algérie qui nous a donné des moyens humains, techniques, administratifs… Pour autant, nous sommes allés au bout du film et nous n'avons pas à en rougir, je crois. Nous avons proposé un voyage esthétique, géographique, historique, qui donne à voir et à ressentir. »
Si tu ne devais garder que quelques souvenirs de voyage, quels seraient-ils ? En toute subjectivité !
« Avec Nicolas et Gilles, un de nos moments les plus forts, c’est la rencontre avec les indiens Zo’é en Amazonie en 2006. J’avais mis plus d’une année pour obtenir les permis auprès du gouvernement de Brasilia nous autorisant à aller filmer ces tribus Zo’é qui vivent en Amazonie au Nord de Manaus. Pour aller les voir, il a fallu passer des examens médicaux, être accompagnés d’un docteur, constituer une petite équipe de seulement 12 personnes car ces indiens ne sont plus que 107 individus. Ils ont été décimés par les massacres et les maladies amenées par et les garimpeiros, c’est-à-dire les chercheurs d’or et les missionnaires. Ils vivent dans un petit village au bord d’une rivière, comme ils ont toujours vécu. Nus, avec la lèvre inférieure transpercée par un m’berpót, ce pieu en bois qui est leur carte d’identité. Lorsque l’on s’est retrouvé face à eux, c’est comme si nous avions vu le début de l’humanité. On a passé trois semaines parmi eux, nous habillés, eux à poil ! Pourtant, nous avions l’impression d’être nu tant ça a été un choc pour nous tous. Nous vivions un peu à l’écart du village mais on se retouvait tous les jours, avec des traducteurs qui parlaient leur langue, des médecins… Ça a été un moment unique. On a compris à ce moment précis ce qu’était la fragilité du monde. Les Zo'é étaient une parabole de ce qui nous attendait…
J’ai un souvenir avec Gilles également très marquant pour moi : nous étions présents à Lhassa en 84 quand tous les moines ont été massacrés au Potala. Grâce à mon chinois de base et mon accoutrement, nous avons pu nous faire passer pour des Ouïghours, franchir les lignes et témoigner du massacre de Lhassa. On a fait circuler ces images dans le monde entier et ça a été quelque chose de très émouvant... Idem à Tian'Anmen en 1989 où l’on s’était retrouvé sur la place.
Avec Yann enfin, on a toujours été dans la recherche esthétique car c’est justement une façon de provoquer le respect. Un souvenir avec lui, c’est au Pakistan, lorsque l’on a eu l’autorisation d’aller filmer au Baloutchistan, dans le désert de l’Indus. Là, des nomades rentraient des pâturages. C’est l’ouverture du film Human : cette colonne de montagnards avec leurs yaks qui rentrent des pâturages, avec un côté absolument biblique. On avait le sentiment là aussi que c’était une des dernières fois que l’on voyait ça...
Des souvenirs et des histoires, il y en a des dizaines et des dizaines ! Des glorieuses, des pas glorieuses, des douloureuses, des joyeuses… Mais s’il faut n’en retenir qu’un avec chacun d’eux, c’est ceux là que je retiens. »
Et toi, que retires-tu de ces voyages en tant qu’Homme ?
« J’ai eu la chance de voir le monde à une période où il était en pleine mutation et cette chance là, je me la suis fabriquée. J’ai tracé moi-même la ligne de vie inscrite dans ma main… Conscient de cette chance vu d’où je venais, vu mes origines et mon parcours scolaire, ça m’a appris qu'en prenant conscience de ce que l'on est soi, de ce que sont les autres et de la fragilité du monde, si on se laisse envahir par ça, il est possible de réussir une vie, en s'ouvrant et en offrant le maximum au plus grand nombre. C’est ce moteur là qui m’a fait vivre et me fait vivre encore aujourd’hui. J’étais persuadé que les autres te construisaient. Si tu restes avec les tiens, ok c’est le bonheur. Mais avec les autres, tu prends conscience de l’altérité. C’est mon crédo : on se construit dans l’autre... »